Alexandre Jollien : votre vie est un chemin de transformation
Publié le 22 Novembre 2012
Les Carnet du Yoga
Avril 2012 – N° 306
Interview d'Elisabeth Marshall : extrait de son article paru dans "la Vie" du 26 août 2010.
Alexandre Jollien est la joie de vivre « à l’état pur », il en a fait un livre : la philosophie de la joie en 2008. Handicapé, le philosophe s’est battu pour donner sens à sa vie puis trouver, par la méditation et la prière, sa liberté intérieure. Sa vie ressemble a une course d’obstacles.
Infirme moteur cérébral, on prédit à ses parents qu’il ne marchera pas, ne fera pas d’études ; à 8 ans il marche, à 16 il fait du vélo, à 23 il se lance dans des études de philosophie. Il est aujourd’hui écrivain et père de famille.
Votre vie est un chemin de transformation. Quel en a été le déclencheur ?
D’abord le handicap, qui m’a poussé à donner du sens à ma vie et à lutter, puis ma conversion à l’intériorité, vers l’âge de 15-16 ans, grâce à la philosophie et à la lecture de Platon. La prise de conscience qu’il me fallait travailler à devenir meilleur plutôt qu’à mieux vivre. Jusque-là, j’avais dû me battre contre le handicap, contre la solitude et, en lisant ces pages, j’ai vu une nouvelle vocation se dessiner. A l’Institut médicalisé où j’ai vécu pendant 17 ans, il y avait un aumônier, un philosophe qui a changé ma vie. Avec cet homme, j’ai poursuivi un dialogue sur la façon d’être, de vivre qui m’a ébloui.
Que vous a apporté la philosophie, fondamentalement ?
Ce « détour » par la rationalité m’a été utile comme première étape pour me construire, me redresser. J’ai trouvé chez Aristote et Spinoza des outils qui m’ont guidé pour cesser de refuser le monde et apprendre à cheminer dans la joie. Grâce à la philosophie, j’ai commencé à aimer les livres vers 14 ans. Cela m’a donné une rigueur, de l’analyse, des connaissances, même si je cherchais déjà de la nourriture spirituelle, pas de la théorie. Surtout je voulais changer, m’améliorer, et la pratique de la philo m’a donné un autre « combat » : celui contre l’ignorance, les préjugés et aliénations.
Qu’est-ce qui vous a donné cette force de repousser les limites ?
Je n’avais pas le choix. Jamais il ne m’était permis de baisser les bras. Il fallait à tout prix diminuer les séquelles du handicap pour entrer dans la vie « normale ». Tous les ingrédients étaient réunis pour m’y conduire : une famille aimante, une détermination à m’en sortir et beaucoup de chance. Mais cela m’a fragilisé en m’interdisant de goûter le repos.
Après avoir lutté pour vivre debout, vous dites aspirer à l’abandon…
Oui, et c’est l’acte le plus difficile à faire pour quelqu’un comme moi qui a été nourri par la lutte, l’effort et le combat. J’ai de la volonté mais, justement cette volonté est à double tranchant lorsqu’elle finit par vous arracher au réel : on veut toujours réussir quelque chose de plus et on finit par tourner à vide, épuisé. Ma nouvelle ascèse, c’est le repos, la rémission, le détachement. Paradoxalement, c’est ce qui exige le plus d’effort ! Pour cela, je me recentre avec mes grands chantiers, mes trois vocations de père de famille, personne handicapée et écrivain.
Qu’est-ce que cela a changé pour vous d’être père ?
Ce fut précisément comme une invitation urgente à m’abandonner, à déposer les armes. Le bonheur d’avoir un enfant n’est pas issu d’un combat, mais est donné gratuitement. La naissance de mes enfants m’a fait découvrir la fragilité et la force de ce bonheur gratuit. C’est la première fois qu’il m’était donné comme cela, sans me battre, sans que j’aie aucune prise sur ce don, et c’était très déconcertant. Quand on met le sens de sa vie dans la lutte et qu’il n’y a plus de lutte, il faut chercher le sens autrement.
Et c’est par la voie spirituelle que vous cherchez un nouveau chemin de transformation ?
Oui, et c’est un abandon beaucoup plus profond et difficile que la recherche d’outils ou de techniques pour vivre. Ce matin je relisais Etty Hillesum, cette jeune femme juive dont on a retrouvé les lettres et le journal intime tenu en camp de concentration. Elle parle de « s’agenouiller » en disant que, face aux difficultés psychologiques, il ne sert à rien de lutter par la raison, mais qu’il faut rentrer en soi, pour trouver un nouvel élan. Elle évoque une belle allégorie : nous sommes un puits plein de cailloux et, au fond, il y a Dieu. Tout est déjà là et, pour voir la source, il faut d’abord écouter en soi, écarter les cailloux. Faire acte de rémission, s’abandonner.
Vous expérimentez une nouvelle étape sur votre chemin intérieur :
la méditation zen…
J’ai compris en effet que la spiritualité, pour moi, devait aussi passer par le corps, ce corps que j’ai fui pour ne pas souffrir en me réfugiant dans le conceptuel. Le zen que j’ai découvert avec Jacques Castermane, m’apprend à faires trois silences :
le silence du cœur, de l’esprit et du corps.
A être pur accueil. C’est le plus difficile à atteindre. Matin et soir, allongé, je pratique la méditation, parfois aussi dans les moments d’inaction, en attendant le bus par exemple ou un rendez-vous. Je me cale sur ma respiration pour quitter la pensée spéculative. Le zen est pour moi une porte ouverte vers le silence intérieur. On y prend conscience qu’on s’appartient peu, qu’on est sans cesse traversé par l’agitation. Le premier pas, c’est d’observer et de laisser tout l’être, et pas seulement l’esprit, se convertir.
Au détachement, vous associez la joie indispensable.
C’est parce qu’on a la joie en non la privation qu’on peut se détacher. Au fond de toute grande joie, il y a un cœur qui s’élargit. Plus on va vers l’intérieur, plus on peut trouver la paix profonde. C’est une façon de voir qui congédie la culpabilité. Le pêcheur, c’est peut-être celui qui se trompe de cible, qui cherche le bonheur en le cherchant par la volonté, au risque de verser dans l’orgueil. Ainsi je n’ai pas choisi mon handicap, mais je peux choisir d’en faire quelque chose, de partager avec l’autre cette douleur que j’éprouve ce matin. Et ça, ce n’est pas une histoire de volonté. On dit qu’il faut se blinder, mais je crois, au contraire, qu’il faut s’ouvrir.
Oserais-je dire qu’être handicapé a pu être une chance pour vous, celle de vous mettre sur un nouvel itinéraire d’évolution ?
Oui… pour moi ; mais je me refuse à généraliser, car à quel prix ! Je sais aujourd’hui, quand je croise un beau garçon dans la rue et que j’ai l’illusion de croire que la vie aurait été plus simple à sa place, que c’est bien une illusion. Mais c’est le résultat d’un chemin. En quelque sorte, mon handicap a été comme une obligation à la spiritualité, un impératif à chercher du sens. J’ai été contraint à m’attaquer à l’essentiel. Je n’aurai peut-être jamais une vie insouciante, une normalité parfaite…mais j’ai l’essentiel !
Présenté par Dominique Bart
Pour aller plus loin :
Site : http://www.alexandre-jollien.ch
Disponible à la Bibliothèque de l’UCY : le philosophe nu - Alexandre Jollien – Ed. seuil 2010