« Je respire, donc je suis »

Publié le 23 Avril 2020

 

Sources n°48

Février mars avril 2020

 

Entretien Nathalie Calmé avec Pierre Alais

 

Parti pour l'Inde en 1971, Pierre Alais séjourne une année à l'ashram de Swami Shivananda, à Rishikesh, pour y étudier et pratiquer le yoga et le vedanta. Quelques années plus tard, à Madras, il suit les cours de T.K.V. Desikachar, l’un des grands maîtres contemporains du hatha-yoga. Il enseigne depuis 1980 dans le Centre de Yoga qu’il a ouvert à Alès.

 

 

  • Dans votre livre « Le Souffle de Dieu » vous expliquez que nous pouvons voir le prânâyâma de deux façons, comme une « simple observation du Souffle ou comme un contrôle et une régulation du Souffle ». Et vous ajoutez : « Je pense qu’il vaut beaucoup mieux commencer par la simple observation du Souffle (...), je privilégie toujours l’aspect naturel et simple et laisse le plus souvent de côté son aspect exercice ». Pour quelle raison ?

 

Le souffle est notre patrimoine le plus intime, notre nature véritable. Il est ce qui nous reste de plus naturel dans ce monde culturel. Dans la pratique du yoga, je pense qu’il est important d’avoir une relation progressive avec notre souffle... Je préfère inviter mes élèves à aller vers le souffle naturel, sans le contrôler, mais à le voir, l’apprécier. Une fois assis confortablement, dos droit, on observe le souffle comme on observerait la nature autour de nous. Le souffle est libre du mental, comme est libre l’air inspiré et expiré. Il faut d’abord prendre conscience de ce souffle naturel, parfait, car le souffle est sattvique, en conformité avec l’Être. Décrivant le «prânâyâma suprême», le professeur de yoga T.K.V. Desikachar nous disait que si les techniques sont nécessaires, elles ne sont là que pour apprendre à être avec le souffle, ce qui est à la fois simple et difficile.

 

 

  • Dans ce même esprit, T.K.V. Desikachar disait qu’il fallait préférer non pas des pratiques qui consistent à faire plein de mouvements, mais un mouvement plein. Quel est le rôle du souffle dans un mouvement plein ?

 

J’ai eu la chance de vivre dans l’ashram de Shivananda, à Rishikesh. Nous étions en 1971 et les cours de hatha-yoga qui y étaient dispensés avaient un côté un peu militaire. Quelque temps plus tard, en 1977, quand j’ai pratiqué le yoga avec T.K.V. Desikachar, il m’a dit : «Peux-tu inclure le geste corporel dans le souffle?» Inclure le mouvement corporel dans le mouvement des inspirations et expirations a été pour moi une révolution, et pour beaucoup de ses élèves aussi. J’ai alors changé ma façon d’enseigner : je suis passé du quantitatif au qualitatif. Mon collègue Claude Maréchal, lui aussi élève de T.K.V. Desikachar, avait bien résumé la situation et proposait d’oublier les cours où l’on vient «consommer des exercices corporels et respiratoires». «Il faut en finir avec la société de consommation », disait-il.

 

  • Lorsque vous avez suivi des cours de yoga à Shivanandashram, en Inde, vous avez également découvert les différents temps du souffle…

 

Oui. Lorsqu’un instructeur des cours de hatha-yoga de l’ashram m’a indiqué les quatre temps du souffle, j’ai réalisé que jusque-là j’étais resté sur deux temps, inspirer/expirer. Or, sans ce temps d’arrêt, le souffle est incomplet. Dans mon livre, j’explique que les arrêts des ventilations, en sanskrit kumbhaka, évoquent un récipient (petit pot, petite jarre), rempli (pûraka) et vide (rechaka), qui peut rester rempli ou vide un certain temps. On parle alors de prânâyâma interne (abhyantara-vritti) lorsqu’il y a rétention à plein, et de prânâyâma externe (bâhyavritti) lors de la rétention poumons vides. Cet instant où le souffle s’arrête sans effort nous révèle le nirvâna –souffler et cesser de souffler –, ou «le fait de s’affranchir des mouvements de la vie matérielle et de s’absorber dans l’Être suprême».

 

  • vous écrivez : «Ce qui est bénéfique pour le corps et le souffle, c’est un mental attentionné. Ce qui est bénéfique pour le mental, c’est un corps qui ventile et respire. D’où la réunion du corps qui respire et du mental.» Pouvez-vous nous parler du lien entre la respiration et le mental ?

 

Selon la tradition de Patanjali, le but du yoga est d’orienter, de calmer et d’arrêter le mental agissant (cittavritti nirodha), que l’on nomme aussi ego. Cet apaisement de l’ego est quasiment impossible sans la discipline yogique. Tout d’abord, il est important de retrouver le souffle au repos, sans chercher à le modifier. Le seul fait de l’observer reposera le corps et le mental. La plupart du temps, dans la journée, nous ne prenons pas le temps de «souffler». Nous privilégions les activités de survie et de plaisir au détriment du souffle.

Si nous voulons avoir une vie plus calme et pleine, il faut prendre le temps de se poser. Le souffle tourne entre 15 et 20 cycles par minute, le mental, lui, tourne entre 16 et 20 cycles par seconde. Si je me relie au cycle du souffle, la vitesse du cycle du mental va se calmer.

Si nous sommes le plus souvent dans le mental activant ou ego (ahamkara), agité, il faut savoir qu’il existe aussi un mental calme qui est la buddhi, l’intelligence universelle. De même que le souffle équilibre le mental et le corps, la buddhi rééquilibre le mental sensoriel (manas) et l’ego (ahamkara). Être conscient de la permanence du souffle nous amène à la pérennité de notre nature essentielle : Être (sat), Conscience (chid), Bonheur (ananda).

 

Le sage Patanjali a réalisé que les pensées activantes pouvaient être arrêtées essentiellement par la méditation (dhyâna). Qu’est-ce que la méditation ? Garder l’attention (dhâranâ) sur le souffle (prânâyâma), dans une attitude du corps stable et agréable (âsana). Il peut y avoir d’autres supports pour la méditation, mais le plus naturel, immédiat, efficace, c’est le souffle inné, naturel.

 

Le souffle est Tout. Prâna (latin plenum) est la plénitude, il est au départ et à la fin de l’existence. T.K.V. Desikachar disait souvent qu’en état de yoga, le souffle devient le «maître du corps et du mental», alors que dans la vie courante c’est l’inverse : le corps et le mental dominent le souffle. Si le souffle est la composante sine qua non de l’existence, il collabore avec les autres composantes, il ne les «dirige» pas. Il s’impose naturellement comme incontournable moteur de toute vie, comme «le Roi, le Maître, le Seigneur de cet univers entier».

 

  • Vous citez cette belle parole de T. Krishnamacharya, le père de T.K.V. Desikachar : «Le souffle est au cœur du yoga, car il est au cœur de la Vie. Et le yoga, c’est la Vie…»

 

On peut douter de tout et de soi-même, mais on ne peut douter du sujet qui doute maintenant, ni du souffle. C’est pour cela que le Bouddha demandait à ses disciples de douter de tout, pour arriver enfin à la certitude de Cela qui Est. Si, en plus, le sujet respire consciemment, toute existence objective devient relative, et relative au sujet qui respire. L’humoriste Raymond Devos le disait à sa façon : «Comment être sûr que nous doutons? À quoi reconnaît-on un doute ? Si vous le laissez planer, vous le reconnaîtrez à son ombre : l'ombre d'un doute... » Un sûtra nous dit : « L'existence de ce qui est appelé le Vu, existe seulement pour Cela qui voit.» Si je vois le désordre de mon mental, c’est parce que je suis l’ordre. Toutes les cellules de notre corps, toutes nos pensées, et même notre âme incarnée doivent leur existence au souffle.

 

L’essentiel en cette vie ne dépend pas de nos pensées mais du corps qui respire. Au «Je pense, donc je suis» de Descartes, je préfère : «Le corps respire, donc je suis».

 

Proposé par Monique Guillin

 

 

 

Pour aller plus loin :

Site de Pierre Alais : alais-yoga.fr

Auteur de plusieurs livres, il vient de publier : « Le Souffle de Dieu. Respiration et yoga », Éditions Accarias L’Originel, 2019.

 

Rédigé par UCY

Publié dans #YOGA

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