Oui ! "Pour changer les croyances collectives"
Publié le 14 Mars 2018
Sources
N° 40 – dernier trimestre 2017
Entretien avec Fran Korten par Eric Taraint

"Yes magazine ", fondé en 1996 aux Etats-Unis, s’est focalisé dès ses débuts sur le journalisme de solution. Ce trimestriel met l’accent, avant tout, à travers ses articles et reportages, sur les solutions apportées aux problèmes économiques et sociaux par les communautés de base. "Yes magazine " a contribué, depuis vingt ans, à accompagner et soutenir les changements sociétaux en inspirant et fédérant de nombreux activistes et porteurs de projets alternatifs. Fran Korten a été pendant dix-neuf ans à la tête de "Yes magazine " avant de transmettre le flambeau, fin 2016, à Christine Hanna.
Le monde poursuit sa course sur une trajectoire de plus en plus insoutenable. Nous avons le choix aujourd’hui entre continuer sur la même voie en prenant le risque de provoquer l’effondrement de nos sociétés ou amorcer un changement complet en modifiant considérablement notre modèle de développement et nos modes de vie.
Il faut que les hommes se réveillent, se mettent en action et accomplissent les changements profonds dont nous avons besoin pour bâtir un monde plus juste, plus sain et plus joyeux.
Nous avons baptisé notre magazine "Yes" car nous avons observé qu’un nombre croissant de personnes avait déjà adopté des modes de vie durables. De plus en plus de gens refusent de jouer le jeu de cette économie de libre échange impulsée par Wall Street.
De plus en plus d’individus essayent de vivre plus simplement, abandonnent les énergies fossiles au profit des énergies renouvelables, s’efforcent de réduire leur empreinte environnementale et créent des communautés plus cohésives.
En créant "Yes", nous avons voulu faire connaître, valoriser et soutenir toutes ces histoires et récits positifs. Et montrer aux gens qu’il existe une multitude d’alternatives, d’initiatives fécondes qui peuvent être imitées et étendues de façon à bâtir un futur plus heureux.
Que pouvons-nous faire pour sortir des croyances collectives dominantes et tenter d’inventer un nouvel imaginaire ?
Nous pouvons changer d’imaginaire en incitant les personnes à adopter d’autres modes de vies. Aujourd’hui, par exemple, dans le monde économique, nous observons un intérêt de plus en plus prononcé pour les coopératives. On dénombre de plus en plus de coopératives de travailleurs, de producteurs, de consommateurs. Leurs principes directeurs sont très différents de ceux des entreprises capitalistes.
Ces coopératives partagent les bénéfices de manière équitable avec ceux qui produisent de la valeur, avec les travailleurs et les cadres notamment. On voit se développer de plus en plus de coopératives de crédit aux Etats-Unis. Ces banques n’appartiennent pas aux actionnaires mais aux individus qui y ont déposé leur argent. Et cela change beaucoup de choses.
Le blocage du système tient aussi à la concentration du pouvoir dans les capitales et les grandes villes, dans les pays en voie de développent particulièrement. De ce fait, les personnes, les paysans notamment, n’ont plus aucun contrôle sur leur vie. Ils ne peuvent faire pression sur les maîtres du jeu, les propriétaires des terres ou des moyens de production, qui ne vivent pas dans les communautés locales mais dans des métropoles éloignées. On observe, a contrario, que l’activité des petites et moyennes entreprises familiales profite davantage aux communautés de terrain. Ces dernières embauchent et investissent au niveau local.
Pour changer les croyances collectives, changer de storytelling*, [*en français la mise en récit ou l'accroche narrative ; le storytelling est une méthode de communication fondée sur une structure narrative du discours qui s'apparente à celle des contes, des récits.] il faut qu’un nombre croissant de personnes prennent conscience et remettent en cause les règles du jeu du système économique. Qu’elles comprennent aussi les dynamiques sous-jacentes à celui-ci. Les changements climatiques, comme la terrible tempête Harvey qui a dévasté Houston, frappé Porto Rico et détruit les îles des Caraïbes notamment, sont les contrecoups des dégradations que l’homme a perpétrées, des dégâts qu’il a infligés à la Terre.
La Terre est un organisme vivant qui se régénère constamment, et nous sommes en permanence en train de détruire ces systèmes régénératifs.
Les hommes vont finir, nous l’espérons, par comprendre qu’ils ne sont pas les maîtres de la Terre. Nous ne sommes qu’une composante des systèmes vivants dont nous dépendons. Nous avons le choix entre continuer de les détruire ou tout mettre en œuvre pour les protéger et les régénérer. Si nous ne le faisons pas, l’espèce humaine risque de disparaître de la surface de la Terre.
Vous écrivez que les changements économiques et sociaux auxquels nous aspirons ne peuvent venir que de la base, des populations...
Le système ne changera pas facilement. De nombreuses forces s’emploient à le maintenir en l’état. Les leaders politiques et les cadres dirigeants des entreprises sont coincés à l’intérieur du système. Il est très difficile d’opérer le changement aux niveaux des dirigeants, des élites. On peut y parvenir, en revanche, par les marges. Nous avons besoin d’un grand soir, d’opérer des changements, de manière concomitante, dans une multitude de domaines. Des citoyens agissent pour faire bouger les choses, dans le domaine énergétique notamment. Par exemple, de plus en plus de gens installent des panneaux solaires sur leurs maisons. Et ces changements opérés par un nombre croissant de citoyens, finissent par créer une dynamique qui pousse les entreprises et les gouvernements à s’impliquer à leur tour.
Le président Trump a demandé le retrait des Etats-Unis de l’accord de Paris visant à limiter la hausse mondiale des températures. Mais, au même moment, aux Etats-Unis, des villes et des Etats se sont engagés à réduire fortement leur empreinte écologique. Tout ceci est signe d’espoir. Et ces changements issus de la base feront davantage bouger les choses qu’une décision présidentielle.
Pourquoi consacrez-vous, dans vos colonnes, de nombreux articles aux populations autochtones et aux peuples premiers ?
Nous avons en effet mis l’accent sur les peuples premiers dès les premiers numéros de "Yes magazine". Cette année, nous avons réalisé de nombreux reportages à Standing Rock (Dakota du Sud) pour soutenir les opposants au Dakpta Access, ce pipeline censé s’étendre sur 1800 km et acheminer 500 000 barils de pétrole par jour entre Dakota du Nord et l’Illinois. Nous avons été l’un des médias qui ont le plus suivi, jour après jour, ce conflit qui visait à défendre les droits et la dignité des Sioux.
Nous couvrons largement les questions liées aux peuples premiers parce que ces populations soulignent le peu de cas que l’homme occidental fait de la nature. A Standing Rock, les Sioux se sont affichés, en premier lieu, comme les protecteurs de la rivière Missouri, principal affluent du Mississippi, que le pipeline risquait de polluer. « L’eau est source de vie. Elle est essentielle à la vie, insistent-ils. Si nous ne disposons plus d’eau propre et saine pour les hommes et les animaux, nous détruisons les fondements de nos propres vies. » Pour ces peuples, les hommes, la terre et les êtres vivants sont sacrés. Les Occidentaux devraient s’inspirer de leur philosophie.
"Yes magazine" s’efforce de conscientiser ses lecteurs en mettant l’accent sur la compassion. Pourquoi cette inflexion sur la compassion ?
Les hommes sont naturellement enclins à la compassion, enclins à la coopération. L’aventure de l’homme sur Terre n’aurait pas duré si longtemps si nous n’avions pas eu une telle propension à nous entraider. C’est la coopération qui nous a permis de nous développer et de peupler la Terre. Si nous voulons qu’une vie véritablement humaine persiste sur Terre, nous devons cultiver cette compassion à l’égard de notre prochain, à l’égard des animaux et à l’égard de la Terre elle-même. C’est fondamental.
Vous écrivez peu, dans vos colonnes, sur le changement intérieur et sur la spiritualité. N’est-ce pas important d’articuler changement intérieur et transformation sociétale ?
Nous sommes plus enclins, en effet, à témoigner de ce qu’il y a de meilleur dans l’esprit humain à travers ses agissements, ses engagements, plutôt qu’à travers les manifestations de sa spiritualité. Nous sommes conscients, cependant, que le changement auquel nous aspirons – ce que nous appelons la grande transformation – doit être assis sur des fondements spirituels.
Il y a différentes façons d’évoquer la spiritualité. Quand nous écrivons sur les peuples premiers, nous mettons l’accent sur leur vision, leurs croyances, leur philosophie qui sont sous-tendues par leur spiritualité. C’est une évidence. Nous devons tous nous relier à quelque chose qui nous dépasse. Nous pouvons exprimer notre spiritualité également en soulignant le caractère sacré, précieux de la Terre sur laquelle nous vivons et de tout le cosmos. Les hommes vivent une expérience de co-création, tout en étant, en même temps, en train de détruire cet incroyable vaisseau su lequel ils vivent. Il faut nous réveiller, tout mettre en œuvre pour contribuer à guérir la Terre et célébrer, en même temps, ce monde merveilleux.
Quid des voix et valeurs proprement féminines ? Le monde n’aurait-il pas besoin de promouvoir davantage les principes féminins pour cheminer vers la grande transformation que vous évoquez ?
Ce qui fait la beauté d’un chœur, c’est l’équilibre entre toutes ses composantes : soprano, alto, contralto, ténor. C’est une question d’équilibre. Si l’on entend que le ténor, le chœur perd la richesse qui est la sienne quand les voix graves et aiguës se mélangent.
Je suis autant favorable aux voix féminines que masculines. Mais il ne faut surtout pas que l’une domine l’autre, prenne le pas sur l’autre comme notre société l’a fait. Il faut réunir toutes ces voix dans leur diversité.
Présenté par Catherine Cuney, en collaboration avec Martine Oehl
Pour aller plus loin :
La revue est disponible à la lecture à la bibliothèque de l'UCY.
www.yesmagazine.org