Les trois gunas à la lumière de la pratique du yoga de l'énergie

Publié le 11 Juin 2014

Les Carnets du Yoga

Mai 2014 - N° 327

 

 

D'après un article de Rémy Chaloin

 

La philosophie sous-jacente au yoga apporte un éclairage propre à élever le niveau de la conscience personnelle. Même si la connaissance intellectuelle n'est pas capable d'apporter la délivrance, moksha, au moins peut-elle favoriser une ouverture d'esprit soutenant l'indispensable aspiration, sans laquelle la pratique devient vaine.

 

Le Concept de "guna"

Guna veut dire fil, dans la théorie cosmogonique du Veda,

le fil dont est tissé l'univers.

Ce concept apparait dans le Rig Veda : c'est le mode d'action de la Nature, Prakriti. Prakriti, substance primordiale, intègre l'ensemble des trois modes ou qualités, qui la font se manifester de trois manières différentes, suivant que prédomine l'un de ces modes ou gunas :

sattva : luminosité, équilibre, intelligence,

rajas : énergie motrice, activité mentale,

tamas : inertie statique, obscurité psychique.

Ces trois gunas présentent une double caractéristique, à la fois objective ou subjective.

- Objective, car liée à la Nature dans la manifestation des phénomènes sensibles, perçus par les sens.

- Subjective, en relation avec la vie psychique, le mental.

Pour le Samkhya, qui tente d'expliquer notre Univers, la Nature, en tant que premier principe de l'Energie cosmique, se manifeste par l'interaction de ces trois gunas.

 

La Bhagavad-Gitâ décrit les modes d'action de la Nature en insistant sur leur influence permanente sur le comportement psychologique de l'homme.

On peut envisager les trois modes en termes de mouvement de l'Energie universelle que sont ces trois principes inséparables de la nature : équilibre, mouvement, inertie.

Tamas, principe d'inertie, est surtout présent dans la nature matérielle et dans l'être physique sous forme de tendance à l'inaction, de paresse, d'automatismes inconscients ou d'actions répétitives et routinières.

Raja exprime son dynamisme dans notre nature vitale, par l'action et le désir. Cette action opère sur la matière pour posséder, parvenir, réaliser et engage à un perpétuel conflit vis-à-vis de l'inertie, l'inconscience de la matière.

Une lutte où la prise de conscience de nos limites crée déception et souffrance. S'il est des victoires, en ce domaine, elles sont éphémères, l'effort doit toujours être maintenu sinon accru pour ne pas voir anéantis ses acquis. Notre vie quotidienne illustre bien ce processus avec les exemples qui abondent dans les domaines du social ou de l'économie mondiale.


Le mouvement de l'énergie universelle opère constamment selon le jeu de ces trois  puissances inséparables contraignant l'homme à l'action.

Un renoncement total à l'action n'est pas possible. En effet, à l'état de repos, même dans le sommeil profond, la vie s'entretient par un métablolisme de base qui s'exprime par une certaine quantité d'énergie calorique, faisant l'objet de mesures précises sur le plan physiologique.

"Car nul ne demeure jamais, même un instant, inactif, chacun est inéluctablement contraint à l'action par les gunas, nés de la Nature." - Bhagavad-Gitâ III,5 -

" Alors que les actions sont entièrement faites par les gunas de la Nature, l'homme

dont le moi est abusé par le sens de l'ego sent : "C'est moi qui agit"." - B.G. III,27 -

Ici apparaissent deux niveaux de conscience entraînant deux conceptions relatives à la qualité de l'action :

- d'une part, l'âme prise dans l'action égoïste, qui agit sans discernement, sous l'impulsion du libre arbitre,

- ou bien alors l'âme libérée de son identification avec l'ego et qui dirige les oeuvres de la Nature.

Cependant, même si le corps physique est au repos, nous savons d'expérience qu'il est très difficile d'opérer de même pour le mental. De bonne foi, on peut prétendre "ne penser à rien", car bien inconscient du tumulte de son propre mental.

 

La conscience ordinaire "instable, confuse ou obscure" peut, par la qualité d'attention, passer par un état transitoire de stabilité.

C'est le cas dans l'étude, la concentration sur un ouvrage, toute activité mobilisant notre faculté d'attention.

Lorsque cette attention reste soutenue en "ékagrata", fixation de la pensée en un seul point, ou que le sujet parvient à l'état de méditation, il semble bien que le jeu des gunas soit suspendu pour le temps que dure cet état privilégié, résultant d'une pratique de yoga.

Dès lors, la question est posée : comment échapper à cette contrainte permanente, à cet automatisme, cette emprise imposée par la Nature par le fait que nous procédons d'elle-même ? Peut-on, au prix d'un certain effort, obtenir la libération de l'esprit, ce qui revient à transcender les gunas, comme nous y invite la Gitâ ?

"quels sont les signes, Seigneur, de celui qui s'est élevé au-delà des trois gunas ? Comment se conduit-il ? Et comment s'affranchit-il de ces gunas ?" - B.G. XIV,21 -

Si notre démarche ambitieuse se propose de dépasser les gunas, des préalables sont nécessaires et indispensables : d'abord reconnaître sa propre nature, sans illusions sur soi-même et accepter aussi, à l'avance, de ne jamais atteindre le but. Ce qui est une attitude de "karma yogin" et doit nous éviter l'écueil de l'arrivisme spirituel.

Les gunas étant des attributs de notre propre nature, il semble logique de les mettre à notre service de la même façon que nous mettons à notre service les forces domestiquées de la nature. Lesquelles forces se montrent souvent hostiles. L'humanité a appris cependant à en maîtriser quelques aspects.

 

Rapport au plan spirituel

"Quand sattva veut s'intensifier, il tente de se débarrasser de rajas

en appelant à l'aide le principe tamasique d'inaction,

c'est pourquoi certains types d'hommes hautement sattviques

vivent intensément dans leur être intérieur mais presque pas du tout

dans la vie active, ou bien y sont incompétents et sans efficacité."

- Sri Aurobindo, La synthèse des Yogas, tome III, chp. IX. -


Lorsque la conscience s'élève au plan spirituel, les trois modalités, sous la même triple appellation, revêtent une signification très différente.

 A ce niveau, dans une attitude de quiétude physique et calme du mental peut s'établir "un tamas illuminé". Illuminé du rayonnement propre à la shakti, l'énergie créatrice, symbolisée dans la tradition indienne par la Lune.

La Nature nous présente toujours simultanément plusieurs aspects et nous ne saisissons en général que celui qui favorise notre entendement, ignorant, par manque de raisonnement ou de formation, la vérité profonde des choses, leur aspect caché, leur aspect spirituel.

" Par attachement à ses attractions et à ses répugnances,

l'âme reste enchaînée à cette trame de bien et de mal, de joies et de chagrins.

Celui qui cherche la libération se débarrrase de l'attachement,

rejette de son âme les dualités." - Sri Aurobindo, op.cit. -


"Dès lors l'âme regarde d'en haut, immuable, le conflit des gunas

dans l'être naturel et observe comme un témoin impassible

les plaisirs et les peines du mental et du corps."  - Sri Aurobindo, op.cit.-

Ces considérations autorisées et précieuses resteront lettre morte si elles ne sont pas soumises au feu de la pratique. On rencontre en effet un danger dans la seule connaissance intellectuelle : transformation de l'ego tamasique de l'ignorant en ego rajasique de celui qui prétend savoir et impose ses vues arbitrairement et avec maladresse jusqu'à une autre forme d'ego tamasique, de celui qui manisfeste sa suffisance, car "il sait" ou croit savoir et s'illusionne sur sa propre valeur.

 

L'interaction des gunas dans la pratique

Si toute la pratique pouvait être codifiée avec la fermeté d'un rationalisme sans faille, tout semblerait plus facile. Hélas , il n'en est rien, car le jeu incessant des trois modalités détruit les plus belles constructions de la raison, concernant les effets et l'incidence de la partique, par l'incapacité où nous sommes de connaître et de maîtriser avec certitude tous les paramètres entrant en jeu dans cette évaluation. D'où la nécessité de rester dans une prudente réserve en tenant compte de quelques repères importants :

- la posture, son intensité, le taux relatif de détente différentielle induisant au niveau physique en état de "rajas-tension"  ou de "tamas-molesse", sa durée, maintenue dans la stabilité et l'aisance, il en résultera un état "sattva-d'équilibre".

- la respiration elle aussi, d'après le rythme adopté , favorisera la dominance d'un des trois gunas. Suivant le type de posture, celle-ci engendre une localisation respiratoire ayant son effet particulier et son guna privilégié.

- la qualité d'attention, associée à une concentration localisée va occasionner une modification de l'ambiance interne sattvique par le calme mental, la quiétude physique ou bien tamasique, s'il y a dispersion de l'attention, attitude fréquente de la vie courante.

- le tempérament du pratiquant, associé à sa morphologie, est un paramètre qu'il convient de prendre en compte au vu de ses effets internes.

Une telle complexité fait apparaître la nécessité, pour chacun d'individualiser sa pratique, conscient de l'importance des différents éléments exposés ci-dessus et d'être assez vigilant pour tenter de les maîtriser. Il en est ainsi du yoga conçu comme un " art de vivre ".

 

 

Les trois gunas de l'esprit

- La volonté est associée au rajas. Elle est liée à la qualité d'attention. Elle se situe au niveau de "âjna chakra", derrière le centre du front.

- La sensibilité est liée au tamas. Il représente alors une attitude réceptive, passive dans laquelle l'attention reste en éveil ; la conscience maintient une particulière vigilance. C'est l'attitude favorable pour apprécier les ambiances.

- l'intelligence va avec sattva, l'équilibre entre sensibilité et volonté, mettant en jeu la qualité de l'attention.

 

Rapport des gunas avec les couleurs

Les couleurs représentent des éléments favorables à la modification des ambiances vibratoires dont le corps physique et le corps subtil sont le siège.

Le Sâmkhya rappelle que les couleurs, comme la forme, sont nées des gunas. Il est alors tout à fait logique de mettre en pratique cette relation "couleur-guna" dans les exercices de prânâyâma, en vue de favoriser une ambiance appropriée. Une préparation convenable et le respect de règles précises sont indispensables pour se lancer dans la pratique du "prânâyâma-coloré". L'ouvrage de Roger Clerc, Manuel de Yoga, fournit un précieux enseignement sur le sujet.

- Les couleurs froides : violet, indigo, bleu, restent liées à tamas, au repos

- Les teintes chaudes : rouge, orange, jaune, à l'activité de rajas.

- Le vert se situe dans une position d'équilibre entre deux polarités.

- En ce qui concerne le blanc, dans la pratique du yoga, on considère son action comme purifiante ou stimulante. La nature de ce blanc entre en jeu suivant sa qualité : blanc matériel, plus ou moins pur, ou blanc éclatant lumineux.

- Le gris, dit "gris-fumeux", mélange de noir et de blanc, se révèle apaisant et surtout neutralisant. C'est dans l'établissement d'un état de précalme, au niveau de l'ambiance frontale, et de quiétude physique qu'intervient le gris dans la pratique.

- Le gris favorise, en outre, une stabilité de la conscience. Durant chaque apnée respiratoire apparaît pour un très court instant l'état privilégié de vide "shunya", où la conscience est libérée de toute image, de toute réprésentation mentale.

 

Proposé par Dominique Bart


Pour aller plus loin vous trouverez à la bibliothèque :

 - les livres de Roger Clerc : Manuel de yoga I et II, Yoga de l'Energie, Un art de vivre ;

- la revue Yoga Energie : numéros de 1 à 73.




 




Rédigé par UCY

Publié dans #YOGA

Repost0
Commenter cet article