Cultiver l'effort continu

Publié le 21 Juillet 2021

Sources

n° 51 - 2è trimestre 2021 

 

D’après le dossier consacré au courage

Entretien avec Olivier Reigen Wang-Genh - Propos recueillis par Nathalie Calmé

 

Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen sôtô depuis 1973, et il a reçu l'ordination de son moine de maître, Taisen Deshimaru, en 1977. 

Responsable du dojo de Strasbourg, avec l'aide de la sangha régionale, il a fondé le monastère Ryumon Ji, à Weiterswiller. En 2001, il a reçu la transmission du Dharma de Maître Dôshô Saikawa. Maître Reigen Wang-Genha a été longtemps président de l'Union Bouddhiste de France, qui regroupe la majorité des écoles bouddhistes présentes en France. Il est également président de l'Association zen internationale, qui rassemble la plupart des anciens disciples de Maître Deshimaru.

Les différentes écoles du bouddhisme s'accordent à dire que la peur, et la souffrance qui l'accompagne, sont des obstacles à la réalisation spirituelle. Quelle est la place du courage dans le chemin qui conduit à la libération ?

Dans le bouddhisme, le pratiquant est invité à cultiver les six pâramitâ, un mot sanskrit qui signifie « vertu » ou « perfection ». La notion de courage s'inscrit dans le quatrième pâramitâ, vîrya, qui est celle de l'effort continu, de l'énergie, du non-découragement, de la persévérance. Le « courage » est cette qualité qui correspond, dans une pratique spirituelle, au fait d'effectuer un pas de plus chaque jour, quelles que soient les difficultés que nous rencontrons sur la voie.

Les six pâramitâ – que sont le don, le comportement éthique, la patience, l'effort, la méditation et la sagesse – sont tellement vastes et illimitées dans leur signification profonde et leur réalité, que nous n'avons jamais fini de les approfondir.

Pour la voie du bouddhisme zen, les peurs, que vous évoquez dans votre question, sont des états qui apparaissent lorsque les conditions de leur apparition sont présentes. Dans le Sûtra de la grande sagesse, qui est partagé par toutes les traditions du bouddhisme, il est dit : « Si vous ne créez pas les conditions des peurs, elles n'apparaissent pas. » De fait, vous êtes libérés et vous atteignez le nirvana -c'est-à-dire la cessation du flux du samsara (le cycle des morts et des renaissances). Il est très important de prendre conscience de ces conditions d'apparition des peurs. La plupart du temps, nous les alimentons, c'est nous-même qui leurs donnons vie. C'est ainsi qu'elles prospèrent et se multiplient. Lorsque le processus de leur apparition est lancé, il est difficile d'apaiser les émotions perturbatrices qui naissent. C'est pourquoi cet enseignement est très précieux : « Soyez attentifs, dès le point de départ. » Cette attention au fait de ne pas donner naissance aux peurs demande un effort, une vigilance de chaque instant.

 

Le dépassement de la peur et l'attitude de courage sont au cœur de la discipline des arts martiaux, liés au bouddhisme zen. Le maître de tir à l'arc Matsueda Toshiaki écrivait ainsi : « Il faut être capable d'avoir une attitude absolument sereine, quelle que soit la situation. Il faut avoir le courage de mettre en pratique ce que l'on considère être juste. » Quel sens donnez-vous à cette démarche, qui relie courage, sérénité et justesse ?

Je me méfie toujours des belles phrases qui commencent par « il faut » ! Les grands principes tirés des disciplines comme les arts martiaux japonais reposent sur un esprit viril, un peu « trompe-la-mort » qui peut être séduisant, inspirant. Mais l’image de la personne qui reste sereine malgré les difficultés dans la tempête...me paraît un peu excessive. Certains, probablement, ont des capacités de calme, de résilience, d'acceptation de la douleur, mais la plupart des gens n'en sont pas à ce stade. Leur dire « il faut être comme ceci ou comme cela », alors qu'ils n'y arrivent pas, est souvent décourageant et crée plus de frustrations et de souffrance que de bienfaits. Effectivement, il est préférable d'accepter les difficultés quand elles arrivent, de comprendre qu'elles sont là non comme des obstacles ou des empêchements à la pratique, mais comme une nourriture potentielle à celle-ci.

Nous sommes conviés à ne pas fuir mais à accepter les souffrances qui surviennent et à comprendre comment nous les avons fait vivre et nourries. Ce travail est très important.

Cela ne veut pas dire que nous y arrivons à chaque fois. Mais il est clair que cette capacité d'effort, de discipline, de persévérance, nous montre que la souffrance, comme tout ce qui en découle au sein de notre existence, est de nature impermanente et interdépendante ?

Tout passe ! La souffrance passera forcément. Et si nous modifions les causes, les conditions qui ont donné naissance à cette souffrance, elle évoluera et se transformera. C'est à ce niveau-là que la quatrième pâramitâ, cette faculté d'effort continu ou de courage à persévérer, est vraiment active.

 

Quelles sont les pratiques qui permettent de faire croître notre courage ?

Dans la tradition zen, les vertus se développent de façon très silencieuse, notamment à travers la pratique de la méditation, de zazen. Cela consiste à se tenir dans une posture stable, pendant de longs moments.

Une séance de zazen dure entre trente et quarante minutes. Au monastère Ryumon Ji, non loin de Strasbourg, nous pratiquons zazen une heure et demi le matin et une heure et demi le soir. Durant ces trois heures quotidiennes, nous sommes dans cette attitude d'apaisement, de regard acéré sur les choses, de dépassement naturel des difficultés.

Lorsque nous restons assis, immobiles, des douleurs peuvent apparaître dans le corps, de même qu'une certaine impatience ou de la nervosité. Mais malgré tout, nous patientons, et acceptons ce qui est présent. Ainsi, la vertu de persévérance se développe. Nous créons les bonnes conditions pour que les pâramitâ se déploient en profondeur. 

Cela n'est pas le fruit d'une compréhension mentale ou intellectuelle, mais de l’expérience qui s'installe profondément dans le corps. Les vertus sont comprises avec le corps. Maître Deshimaru insistait beaucoup sur cette compréhension par le corps.

La compréhension intellectuelle est importante, mais elle est insuffisante. Si elle était suffisante, nous mettrions aussitôt en pratique ce que nous comprenons. Or, le principal paradoxe de nos vie et que nous comprenons très bien ce que nous devrions faire pour grandir en sagesse, mais le plus souvent, nous reportons à plus tard nos bonnes résolutions ou les oublions.

Un autre point important, et qu'on aborde peu, se résume par ce dicton zen : « Pratiquer ce que vous pouvez continuer longtemps. »  Et ce que nous ne pouvons pas continuer longtemps, ce sont les excès sous toutes leurs formes : excès alimentaire, prise de substances, tensions intérieures, stress, pressions, et même pratiques spirituelles trop exigeantes.

A un moment donné, notre corde intérieure arrive à un point de rupture et se brise. C'est pour cette raison que des personnes commencent une pratique spirituelle, puis l'abandonnent. Cela n'est pas dû à un manque de courage, mais à un manque d'appréciation au départ, ou à de mauvais conseils.

A l'inverse, si on s'engage dans une pratique trop « relaxe » - « j'irai à la méditation, faire zazen, quand je peux ! » - la corde est tellement molle qu'elle ne sert à rien ! Cela est vrai aussi pour la posture de méditation : si elle est trop rigide, tendue, on ne peut pas tenir une heure trente, et si elle est trop molle, on s'endort !

 

Quels conseils donneriez-vous à ceux de vos élèves qui pourraient éprouver, pour diverses raisons, un état de découragement ? Comment faire pour insuffler le courage et la persévérance ?

Maître Dogen, le fondateur de l'école Soto du bouddhisme zen, disait que le seul obstacle à la pratique est la non-pratique. Cette phrase est pleine de bons sens ! C'est sur ce point que le pratiquant doit être extrêmement attentif. A partir de ce principe, il apprendra à reconnaître ses doutes ou ses périodes de découragement.

Comme les peurs, le découragement peut apparaître si nous créons les conditions de son apparition, et que nous le laissons se développer. Toutes nos émotions sont une matière première, une nourriture qui alimente la pratique. Les doutes ne sont pas toujours des objets de découragement. Par exemple, douter de ses propres certitudes ou de ses préjugés est plutôt une bonne chose. Et le découragement lui-même doit nous réveiller, nous remettre dans une bonne énergie.

 

Quels sont les principales causes de découragement que pourrait connaître un pratiquant ?

Les effets de la pratique du zen sont profonds et lents. Pour utiliser une métaphore potagère, c'est de l'agriculture bio, pas de l'agriculture intensive. Les mérites de la pratique sont le plus souvent invisibles.

C'est la raison pour laquelle, la plupart du temps, nous avons l'impression de ne pas changer, et cela peut être une grande cause de découragement. Un poème écrit par un moine zen du Moyen Âge résume parfaitement la situation : « Hier un moine idiot, aujourd'hui un moine idiot. » Il ne faut pas idéaliser la pratique. Ce n'est pas parce que nous faisons zazen tous les jours que nous devenons un être merveilleux. L'être merveilleux est en nous, mais nous ne voyons pas.  C'est peut-être à cause de ce désir de résultats que des personnes un peu pressées auraient tendance à se décourager.

 

Même si les changements sont imperceptibles, n'y-a-t-il pas quelque chose qui finit par changer dans notre vie et être visible ?

Ce n'est pas nous qui pouvons décréter que quelque chose a changé. Il y deux choses qui peuvent nous donner de l'espérance : La première est la qualité des rapports que nous avons avec les autres, et la seconde, ce sont les conditions de notre existence.

Les mauvaises habitudes, les mauvais comportements que nous pouvions avoir, à un moment donné, ne sont plus là. A l'occasion d'une rencontre, par exemple, vous constatez que tel désir incontrôlable n'existe plus… parce que les causes, les conditions ne sont plus présentes en vous pour que ce désir apparaisse. Au bout de quelques années de pratique, nous percevons qu'un changement silencieux, profond, invisible mais bien réel, a eu lieu.

 

Le grand bouddhiste indien Nagarjuna avait dit dans un enseignement : « Il n'existe (…) pas de courage comparable à la patience. » Pourquoi la patience est-elle fondamentale ?

Le mot « patience » vient du latin « patienta », qui signifie « souffrance, endurance, courage, fermeté.... » Il s'agit la de la patience dans son sens ordinaire. Par exemple : « J'ai mal et dans une heure la douleur disparaîtra. » Mais dans la quatrième pâramitâ, la patience a une autre signification. Kodo Sawaki, un maître du bouddhisme zen japonais de l'école Soto, disait : « la vertu de patience, ce n'est pas savoir attendre dans la salle d'attente d'un dentiste ! » Nous n'attendons pas quelque chose.

La vraie qualité de la patience, c'est accepter l'instant présent, dans sa totalité, sa perfection. La patience, c'est entrer dans ce temps abouti. Le plus souvent, le temps pour nous est quelque chose que nous vivons de façon glissante, comme si nous étions sur un toboggan. C'est le temps mental, de l'ego, le temps dans lequel nous pouvons nous situer : « Je suis là aujourd'hui, je serai là demain. » Mais c'est toujours moi qui voyage dans le temps. Cette idée du temps est pratique pour la vie sociale, le quotidien ; mais au niveau spirituel, la totalité de l'univers abouti se tient dans le moment présent.

Nous entrons alors dans l'épaisseur du temps, dans le temps profond de non-séparation, de l'unité. Il est vrai que ces deux vertus de patience et d'effort/persévérance sont co-dépendantes, car elles s'inscrivent, se vivent et se pratiquent dans cette même profondeur du temps.

 

Au regard des crises que nous vivons, selon vous, sommes-nous appelés à faire preuve de courage et de patience ? Quels conseils pourriez-vous nous apporter ?

Le principal conseil serait de ne pas attendre que la vie soit difficile pour avoir conscience de la réalité de l'interdépendance, de l'impermanence, de la finitude. Ces réalités sont bien prégnantes, mais souvent nous passons notre temps à nous en extraire, à ne pas vouloir les voir et, malheureusement, quand cette réalité-là se manifeste avec plus d'intensité, nous sommes désemparés, nous souffrons, car nous ne comprenons pas la nature des choses.

Il est donc précieux de mettre en place des pratiques spirituelles lorsque nous traversons des périodes favorables. Il faut profiter des bonnes conditions que la vie nous offre pour développer des qualités de patience, de persévérance, de concentration, de générosité, de sagesse qui sont valeurs universelles enseignées dans toutes les traditions. Ces vertus nous aident à créer une stabilité intérieure, à la fois émotionnelle, psychologique et spirituelle.

"Et quand surviendra une difficulté, nous saurons la vivre et l'intégrer à notre pratique de façon à ne pas devenir un obstacle, mais une source de conscience. »

 

 

Proposé par Catherine Cuney et Annie Bianchi

 

 

Rédigé par UCY

Publié dans #Spiritualité-philosophie

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