« Penser comme une montagne »

Publié le 23 Juin 2021

extrait de « All », de Yann Tiersen qui nous montre des images de la nature sauvage

« Penser comme une montagne »

La musique et les images de Yann Tiersen  accompagnait ce texte  tiré du livre d'Aldo Leopold 

(le documentaire arte n'est plus disponible) 

 

 

 Un territoire, c’est une réalité achevée, un relief, un battement, un souffle.

Un arrangement organique qui inspire au loup son action de chaque instant, qui le guide, en chuchotant des impressions à l’ensemble de ses sens. Ainsi va l’animal, sabots, coussinets ancrés dans un sol qui le tolère et dont il ne veut pas être exclu. All, le nouvel album de Yann Tiersen, c’est le souffle de cette nature qui nous rappelle que nous lui appartenons. Malgré tous nos efforts pour s’en exclure, elle nous tolère encore comme une mère aimante qui endure les outrages d’une progéniture oublieuse. Pour éviter qu’elle ne meure de chagrin, il nous faudra lui parler à nouveau et chercher dans nos souvenirs les plus lointains le vocabulaire et la grammaire oubliés de ce qui était jadis notre langue maternelle.

 

Un hurlement surgit des profondeurs, raisonne entre les parois rocheuses, dévale la montagne et s’évanouit dans le noir.

C’est un cri de douleur primitive, plein de défis et plein de mépris pour toutes les adversités du monde. Chaque être vivant (et bien des morts aussi peut-être) prête l’oreille à cet appel. Pour le cerf, c’est un rappel du destin de toute chair ; pour le pin, c'est un pronostic de rixes nocturnes et de sang sur la neige ; pour le coyote, c'est une promesse de glanures à venir ; pour le vacher, une menace de découvert à la banque et pour le chasseur, c'est un défi, crocs contre poudre. Pourtant, derrière ces espoirs et ces craintes évidentes et immédiates se cache une signification plus profonde, que la montagne est seule à connaître.

 

Seule la montagne a vécu assez longtemps pour écouter objectivement le hurlement du loup.

Ceux qui sont incapables d'en déchiffrer le sens caché ne peuvent cependant en ignorer la présence, car on la sent partout, et elle suffit à distinguer un territoire à loups de n'importe quel autre territoire. Cette présence résonne dans la moelle de ceux qui entendent les loups la nuit, ou scrutent leurs traces pendant le jour. Même si on ne les entend pas, même si on ne les voit jamais, leur présence est sous-entendue par mille petits incidents : le hennissement nocturne d'un cheval de bât, un éboulis de pierres, un cerf qui s'enfuit en bondissant, la disposition des ombres sous les épicéas. Seul un irréductible novice peut ne pas sentir la présence ou l'absence des loups, ou le fait que les montagnes ont une opinion secrète à leur sujet.

 

Nous étions en train de casser la croûte sur une corniche au pied de laquelle une rivière turbulente jouait des coudes.

Nous vîmes ce qui nous sembla une biche occupée à franchir le torrent à gué, plongée jusqu'au poitrail dans l'écume blanche. Lorsqu’elle remonta sur la berge de notre côté et s'ébroua, nous comprîmes notre erreur : c'était une louve. Une demi-douzaine de bêtes, à l'évidence de grands louveteaux, surgirent d'entre les saules pleureurs pour se jeter dans une belle mêlée de bienvenue, pleine de queues frétillantes et de coups de patte amicaux. Et cette pyramide de loups s'agitait au beau milieu d'une grande dalle découverte au pied de notre paroi rocheuse. En ce temps-là, nous n'avions jamais entendu parler de la possibilité de ne pas tuer un loup si l'occasion s'en présentait. Deux secondes plus tard, nous voilà en train de cribler la meute de plomb, surexcités, mais avec une précision toute relative : viser lorsqu'on surplombe sa cible, c'est toujours déroutant. Quand nous eûmes vidé nos chargeurs, la vieille louve était à terre, et un louveteau se traînait vers le sanctuaire des éboulis. Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une flamme verte s'éteindre dans ses yeux. Je compris alors, et pour toujours, qu'il y avait dans ces yeux - là quelque chose de neuf, que j'ignorais - quelque chose que la montagne et elles étaient seules à connaître. J'étais jeune à l'époque, et toujours le doigt sur la gâchette ; pour moi, à partir du moment où moins de loups signifiait plus de cerfs, pas de loups signifierait à l'évidence paradis des chasseurs. Après avoir vu mourir la flamme verte, je sentis que la louve pas plus que la montagne ne partageaient ce point de vue.

 

Depuis, lors, j'ai assisté à l'extermination des loups, Etat par Etat. 

J'ai vu le visage que prenaient bien des montagnes privées de leurs loups, j'ai vu les adrets se rider d'un lacis de pistes de cerfs toutes neuves. J'ai vu les buissons et les jeunes plants broutés jusqu'à l'anémie, puis jusqu'à la mort. J'ai vu chaque arbre comestible défolié à hauteur d'un pommeau de selle. Une telle montagne a étrange allure, comme si quelqu'un avait offert à Dieu un sécateur neuf en Lui interdisant toute autre forme d'exercice. Pour finir, on peut voir les ossements du troupeau de cerfs tant espéré, décimé par son propre trop-plein, blanchir au sol à côté du sage mort, ou tomber en poussière sous la haute coupole des genévriers. A présent, je soupçonne que, de la même manière qu'un troupeau de cerfs vit dans la crainte mortelle de ses loups, la montagne vit dans la crainte mortelle de ses cerfs.

 

Nous luttons tous pour la sécurité, la prospérité, le confort, la longévité et l'ennui.

Le cerf lutte avec ses longues pattes souples, le vacher avec ses pièges et ses poisons, l'homme d'État avec son stylo, la plupart d'entre nous avec des machines, des bulletins de vote et des dollars, mais cela revient toujours à la même chose : la paix pour notre temps. Un succès relatif en ce domaine n'a rien de pernicieux, peut-être même est-il la condition nécessaire d'une pensée objective, mais une sécurité exces­sive ne recèle, semble-t-il, que des dangers à long terme. C'est peut-être cela, l'idée contenue dans la proposition de Thoreau : le salut du monde passe par l'état sauvage. C'est peut-être cela, le sens caché du hurlement du loup, bien connu des montagnes, mais rarement perçu par les humains.

Il existe un monde dans lequel renoncer, c'est pour les lâches.

Mais il existe aussi un monde dans lequel renoncer, c’est pour les sages.

Là où nous nous trouvons désormais, nous avons encore le choix : renoncer, ou renoncer.

 

 

Pour aller plus loin : 

Aldo Leopold (1887-1948) est l'un des pionniers, avec H.D. Thoreau et John Muir, de la pensée écologique et le père de la protection de la nature et des espèces sauvages. Le livre « L'éthique de la terre (Land Ethic)» est une référence incontestée de l'écologie.

L'homme moderne peut-il encore préserver la nature ?

Conserver son caractère sauvage «(wilderness)» sans en être exclu ?

Quelle place peut-il y occuper ?

​​​​​​​Pour Aldo Leopold, pionnier de la pensée écologique, la réponse se trouve dans la quête d'un équilibre harmonieux entre la nature et l'homme moderne. Il se distingue ainsi des courants, inspirés par Thoreau, qui évacuent l'homme et prônent une communion avec la nature.

Rédigé par UCY

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