Viveka, le discernement

Publié le 5 Février 2020

SOURCES, pour une vie reliée

N° 46 – Juillet, août, septembre 2019

Par Satya Narayan Das

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Directeur spirituel d’un ashram situé à Vrindavan en Inde, Satya Narayan Das est aussi un érudit sanskritiste, grand connaisseur des philosophies de l’Inde. Servi par la formation scientifique qu’il a reçue avant de se voue entièrement à la vie spirituelle, il enseigne la science védique en Europe et aux Etats-Unis. Il est l’auteur de nombreux livres, dont deux ont été traduits en français.

                 

Le mot « discrimination » a une certaine connotation négative parce que nous sommes habitués à entendre parler de discrimination de race, de caste, de genre, etc. on entend souvent dire qu’il ne faut pas juger les autres. Nous devrions traiter chaque personne de façon identique. Il ne faudrait pas émettre de jugement sur sa valeur ou son caractère. De tels principes sont considérés comme très nobles.

Mais en réalité on ne les voit pas appliqués largement. Peut-être que certains individus les observent, mais, même eux ne peuvent pas s’y conformer toute le temps. Tout le monde juge et discrimine dans une certaine mesure. 

La raison en est qu’en tant qu’êtres humains nous disposons d’un intellect et que c’est la fonction même de l’intellect de discriminer et d’opérer des jugements.

Même si on ne cherche pas à émettre des jugements, l’intellect en fera tout naturellement. Demander de ne pas juger, c’est comme demander à quelqu’un dont les oreilles fonctionnent bien de ne pas entendre. Seule une personne mentalement retardée est incapable de faire des jugements car son intellect est inopérant.

En outre, il est nécessaire de faire des jugements dans la vie. Personne ne peut vivre sans opérer des jugements et prendre des décisions. 

Le jugement, la discrimination n’est pas toujours quelque chose de négatif. Discriminer ne signifie pas forcément insulter, mépriser ou dénigrer quelqu’un. Comme tout le reste, cela a un bon et un mauvais côté … nous sommes obligés de prendre des décisions appropriées en fonction de chaque situation particulière.

Dans la philosophie indienne, la discrimination (dans le sens de discernement) est considérée comme une faculté qu’il faut exercer pour progresser spirituellement.

En sanskrit, le mot discrimination est viveka. Il est dérivé de la racine sanskrite vicir, qui signifie distinguer, voir les différences entre deux objets, qualités ou activités. Il désigne le jugement exact, la compréhension juste, le discernement.

Sur la voie de jnana, la connaissance, c’est l’une des quatre qualités du disciple spirituel.

Maintenant se pose la question : distinguer quoi de quoi ? Normalement la discrimination porte sur deux objets. Il est nécessaire d’opérer une distinction, d’user de discrimination quand deux choses se mélangent et parfois elles se mélangent de telle façon qu’il n’est pas très facile de les séparer.

Le type de viveka auquel se réfère la philosophie indienne est celui qui requiert une forme de perception subtile.

Il est facile de distinguer le jour de la nuit ou le blanc du noir, mais il plus difficile de distinguer une nuance de blanc d’une autre nuance de blanc. Dans la vie, l’éternel et l’éphémère se mélangent aussi étroitement. Donc viveka est la capacité à distinguer le réel de l’irréel. L’éternel du temporel, le Soi du non-Soi, le plaisir matériel de la félicité.

Viveka est donc une pratique spirituelle consistant à réaliser la Vérité.

Dans le Jnana-yoga, yoga de la Connaissance, c’est l’un des élément-clés pour atteindre moksha, la libération. Un grand philosophe hindou, Adi Shankara, a écrit un poème célèbre intitulé Vivekachudamani –le joyau du discernement- où il décrit viveka et souligne son importance sur la voie de la libération. Il définit viveka comme suit : « La compréhension ferme que Brahman est réel et l’univers irréel, voilà ce qu’on appelle la discrimination (viveka) entre l’éternel et l’éphémère. (Vivekacudamani 20) ».

Viveka signifie donc essentiellement faire la distinction entre la matière et l’âme, c’est-à-dire entre le corps et le Soi.

Même si viveka revêt la plus grande importance dans la voie du Jnana-yoga, c’est également un aspect important des autres voies du yoga, du Karma-yoga et du Bhakti-yoga. Toutes ces voies sont fondées sur le fait que le Soi est distinct du corps physique et du mental. C’est là l’instruction la plus fondamentale que donne Krishna au tout début de la Bhagavad Gita.

Toutes ces voies affirment que la racine de notre souffrance est l’ignorance de notre véritable identité, le Soi.

C’est par ignorance que nous nous considérons comme un corps physique qui abrite l’esprit et est soumis à un conditionnement. Le résultat en est une souffrance continuelle, naissance après naissance. C’est la cause fondamentale de tous les maux dans la société. Donc la spiritualité, commence par viveka.

Viveka est indispensable aussi dans la vie quotidienne. C’est la qualité qui se fonde sur notre capacité à distinguer ce qui est bénéfique de ce qui ne l’est pas, en faisant appel à l’introspection et à l’analyse. Nous nous entraînons aussi à prendre des décisions représentant la meilleure réponse aux situations que nous affrontons. On peut développer viveka en examinant de façon critique l’évènement ou la situation et en allant au fond du sujet.  Viveka va de pair avec un intellect affiné.

Pour avoir de bonnes relations avec les membres de notre famille, nos amis, nos collègues et les gens en général nous avons besoin de viveka. On ne peut pas traiter tout le monde de la même manière.

Actuellement viveka semble faire cruellement défaut dans la société. La plupart des gens sont influencés par les médias et font des choses qui ne sont pas forcément bénéfiques pour eux.

La faculté de discernement est très importante car elle détermine nos priorités dans la vie.

Ce que nous considérons comme le plus important, c’est cela que nous voulons avoir et nos efforts seront dirigés vers ce but. Il faut donc du discernement dans la vie. Nous devons être des gens qui pensent, raisonnent et analysent toujours. Nous ne devrions pas prendre les choses comme allant de soi ou faire des choses juste parce les autres le font.

 

Les bienfaits de viveka

Le mental aime ce qui est agréable et évite ce qui est pénible. Quand il a savouré un plaisir, il veut sa répétition. Le souvenir du plaisir éprouvé remonte dans l’esprit et déclenche l’imagination et la pensée. C’est ainsi que se forme l’attachement. Quand on répète une situation agréable, une habitude s’installe. L’habitude engendre un fort désir de se livrer de nouveau à l’action agréable. Même si elle n’est pas forcément bénéfique à long terme. Si on ne fait pas appel à viveka le mental l’emporte, mais si on fait appelle a lui le mental ne peut plus exercer son pouvoir. Krishna dit que la faculté de discernement est supérieure à l’esprit –Baghavad Gitâ, 3.42-. Si on ne se sert pas de cette faculté, on suit ses instincts aveuglements.

Le mental ne peut rien commettre d’inapproprié en présence du discernement. C’est grâce au pouvoir de viveka que nous pouvons nous délivrer de la sujétion des mauvaises habitudes.

Un esprit capable de discriminer considère ses attirances et ses aversions (raga-dvesha), ses peurs et ses désirs comme transitoire ; il ne s’attache pas indûment à ses propres actions. Il sait qu’aucune action ne peut procurer un bonheur durable. Par conséquent il ne nourrit pas d’attentes déplacées quant aux résultats d’un acte. Il est donc très sélectif dans ses actions. Le résultat, c’est un esprit tranquille. Un mental qui sait discriminer détourne son attention du monde des objets et se concentre sur le Soi. Telle est la principale sadhana du Jnana-yoga. Tant que son discernement n’est pas parfaitement aiguisé, une personne reste piégée dans le monde des plaisirs transitoires et souffre.

Si nous comprenons que le Soi, la Réalité absolue, est ce qu’il y a de plus important, nos efforts vont tout naturellement s’attacher à connaître ce Soi.

 

Viveka conduit à vairagya

Le discernement conduit très naturellement à vairagya, le détachement. Vairagya signifie être délivré de raga. Raga désigne la passion, l’attachement.

Le mental suit les sillons de raga et de dvesha, qui est l’opposé de raga. Raga et dvesha sont les deux faces de la même pièce. Partout où il y a raga, l’attachement, il y a inévitablement dvesha, l’aversion. Il ne peut pas y avoir d’attirance ou d’attachement à quelque chose sans qu’il y ait aversion envers quelque chose d’autre. De même, il ne peut y avoir d’aversion envers quelque chose sans attachement pour autre chose.

L’attachement signifie le désir de s’accrocher à un objet ou une activité particulière. L’esprit médite spontanément sur l’objet d’attachement. Plus l’attachement est intense, plus la méditation est profonde.

Donc l’esprit d’une personne sous l’influence de raga et dvesha oscille constamment dans un sens ou dans un autre comme un pendule en mouvement.

Les forces opposées des préférences et des aversions ne cessent de propulser son esprit. Une telle personne ne jouit d’aucune liberté. Elle est continuellement écartelée entre ces deux forces. On peut douter qu’il soit possible d’être libre de préférences et d’aversions. Tant que nous aurons des sens, ils vont être attirés ou repoussés par certains objets. Même une personne libérée aime certains aliments et n’en aime pas d’autres. Elle peut choisir certaines musiques plutôt que d’autres.

Donc comment être libre des préférences et des aversions ? La réponse, c’est que d’avoir des préférences et des aversions n’est pas un problème en soi ; l’esprit de la personne libérée n’est pas attaché à ses préférences et ses aversions. Son esprit n’est pas perturbé par le fait qu’elles soient satisfaites ou non. Il garde son équilibre et n’est pas dominé par elles. Si cette personne adore le goût d’un aliment particulier et ne l’obtient pas, cela ne la perturbe pas. Au contraire, les individus ordinaires sont esclaves de leurs préférences et aversion. Ils ont une sorte d’addiction à certains objets et s’ils sont privés de ce qu’ils aiment ils se sentent malheureux.

Donc être réalisé, libéré, n’implique pas une absence totale de préférences ou d’aversions. Cela ne signifie pas non plus une absence d’émotions. La personne libérée n’a pas l’impassibilité d’une pierre. Elle éprouve des désirs et des émotions mais elle en garde la maitrise. Elle n’est pas dominée par eux.

Vairagya occasionnel et vairagya réel

Il y a deux genres de vairagya. Le premier est occasionnel ou relatif, on l’appelle parfois smashana varagya, c’est-à-dire le lâcher prise qui survient lorsqu’on participe à une cérémonie funéraire. Ce type de vairagya fait suite à certains malheurs dans la vie ou à l’impact d’une situation spécifique comme un décès dans la famille. Ce n’est pas un détachement durable. Dès que la situation change, vairagya s’évapore aussi, comme le camphre sous l’effet de la chaleur. L’esprit d’une personne qui éprouve ce vairagya occasionnel n’attend en fait que de savourer à nouveau ce à quoi il a renoncé ; dès qu’il en a l’occasion, il se plonge à nouveau dans les plaisirs. Sa vraie couleur ressort et il retourne à son état antérieur ; en fait, il jouit d’autant plus intensément que ses sens étaient affamés.

Le second type de vairagya se fonde sur viveka, il opère la distinction entre le réel et l’irréel. Il est basé sur une compréhension juste de la vie. Quand une personne à ce genre de vairagya, elle renonce aux objets sur le fondement de viveka, parce qu’elle sait le caractère illusoire de objets. Ce type de vairagya est stable et conduit au progrès spirituel ; une telle personne ne va pas renoncer à la pratique spirituelle et ne reviendra pas aux plaisirs des sens.

 

Proposé par Dominique BART

 

 

Pour aller plus loin :

Satya narayan Das : « l’éveil spirituel selon les enseignements de la Bahagavad Gita », éditions Numilog et « l’éducation selon la tradition de l’Inde », éditions les Cahiers à Ciel Ouvert. Il existe de nombreux livres en anglais non traduits.

Rédigé par UCY

Publié dans #Spiritualité-philosophie

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