« Tous les chemins mènent à soi »
Publié le 20 Août 2019
KAISEN
Juillet / Août 2019 – N° 45
D’après le Dossier Marche et rêve… de Stéphane Parraud
« Mettre un pied devant l’autre, quoi de plus naturel ?
Ce geste banal ouvre en fait bien des horizons. Marcher met autant le corps que l’esprit en mouvement. La marche est un acte créatif, poétique, thérapeutique, politique… c’est aussi un apprentissage de la lenteur. Pour redonner du sens à nos existences, calons notre rythme de vie sur celui de nos pas.
Tous les chemins mènent à soi
Pour l’anthropologue David le Breton, marcher, c’est à la fois s’ouvrir au monde et à soi-même. Une expérience dont il nous invite à user et abuser.
…Source de plaisir, connexion directe avec l’environnement, Marcher invite être attentif au monde extérieur. Les sens sont en éveil. « Je capte les sons, les odeurs, le vent, la chaleur, le froid. Je peux toucher les arbres, les rochers, plonger mes mains dans l’eau fraîche… c’est aussi un besoin, je ressens un vrai manque physique si je ne peux pas marcher. »
La marche nous met dans une grande disponibilité d’esprit
Une heure ou deux par jour cela aide à évacuer les tensions et à se recentrer. La marche est tellement naturelle qu’on ne réalise pas son importance. Mais quand elle n’est plus possible, c’est toute l’existence qui vacille.
On met autant son corps que son esprit en mouvement. Le léger effort produit apporte des endorphines, sources de plaisir. Mais marcher autorise aussi l’introspection. On chemine vers soi-même. La marche nous met dans une grande disponibilité d’esprit. On se détend, on voit clair en soi, on trouve des solutions à ses problèmes. C’est l’une des rares activités qui nous rend libre. Le marcheur n’est plus engoncé dans son état civil, sa condition sociale ou sa responsabilité envers les autres. Il s’abandonne aux sollicitations du chemin.
La marche possède également une dimension sociale
Quand deux marcheurs se croisent, ils se saluent. Deux automobilistes, jamais. Sur un sentier de randonnée, partout dans le monde, on s’échange des conseils. C’est universel. On retrouve la civilité et l’éthique élémentaire de la relation à l’autre. On peut aussi marcher en groupe ou en famille. Les adultes doivent emmener leurs enfants et leurs petits enfants en balade ; c’est un moment de trouvailles et d’échange rare ; mais marcher, c’est aussi redécouvrir le silence. En été on écoute les oiseaux et la rivière. En hiver, dans la campagne endormie, on s’entend respirer, c’est magique.
Nous ne marchons pas suffisamment
Nous sommes entrés dans l’ère de l’humanité assise. Le matin, on s’assied dans une voiture ou un métro pour aller travailler derrière un bureau. Et le soi, nos loisirs consistent à regarder des écrans, petits ou grands. Il faut combattre cette sédentarité. Marcher est fondateur de la condition humaine. Quand le petit homme se dresse et fait ses premiers pas, il découvre le monde et va vers les autres. Il ressent un bonheur immense. Rester assis, c’est contraire à l’expérience de l’humanité.
L’éloge de la lenteur
Mieux vaut prendre son temps que de laisser le temps nous prendre ; pour cela, rien de tel qu’une journée de marche. Avancer sciemment à ‘ ou 5 km/h dans un monde où les voitures foncent à 100 et les avions à 800, c’est très subversif ! c’’est un vrai pied de nez à ce monde qui nous incite à la vitesse, à la fulgurance, au rendement. Un contre-pied aux valeurs néolibérales. Aller lentement est une forme de résistance.
On a commencé par marcher dans les arbres !
Nous ancêtres les grands singes ne se sont pas redressés un jour sur deux pattes pour voir l’horizon au-dessus des hautes herbes ! « La bipédie a commencé dans les arbres, explique le paléoanthropologue Pascal Picq ; il y a treize millions d’années, les ancêtres des hominoïdes sont devenu plus imposants et plus lourds. Pour se déplacer, ces grands singes ne pouvaient plus se suspendre. Ils se sont mis à marcher sur les branches inférieures tout en levant les bras pour s’agripper aux branches supérieures. C’était une bipédie assistée. En descendant au sol, ils ont conservé cette verticalité. »
En marchant sur deux pattes, ils ont pu transporter des objets et de la nourriture et utiliser leurs mains à des fonctions de plus en plus inventives. La marche a donc joué un rôle essentiel dans le développement cognitif de l’humanité, il y a deux millions d’années, la bipédie était totalement acquise pour l’Homo erectus qui chassait à courre. S’il allait moins vite que les animaux, il se déplaçait plus longtemps et les attrapait à l’usure, en réfléchissant.
« La marche à également eu une incidence sur le développement de l’imaginaire.
Sur leurs deux jambes, nos ancêtres ont d’abord imaginé ce qu’il y avait au-delà de leur territoire, puis ils y sont allés. Il y a trois cent mille ans, Homo sapiens était une espèce en marche. Elle colonisé le monde. »
Il y a dix mille ans, au néolithique, cohabitent encore les peuples chasseurs et ceux qui inventent l’agriculture et l’élevage. Les premiers possèdent un physique impressionnant. Mais les seconds perdent progressivement en taille et en force, jusqu’à devenir l’Homme moderne qui aujourd’hui ne marche presque plus. « J’observe une diminution de la bipédie dans nos sociétés. Je marche deux fois moins que mon père et quatre moins que mon grand-père, avoue Pascal Picq. A rester sédentaire, le corps perd ses capacités. »
D’après la Société française d’ophtalmologie, les jeunes sont de plus en plus myopes, car leurs yeux ne sont plus habitués à regarder au loin ! On perd notre potentiel à se repérer dans l’espace. L’espèce humaine continue à se transformer en fonction de son aptitude à marcher ».
Proposé par Dominique Bart
Pour aller plus loin :
David LE BRETON : Professeur en sociologie à l’Université de Strasbourg, membre de l’Institut universitaire de France et du laboratoire URA-CNRS « Cultures et société en Europe ». Il est l’auteur, entre autres, de : L’Adieu au corps, Anthropologie de la douleur, Du Silence, La Saveur du monde et d’un roman noir, Mort sur la route.
Pascal PICQ : www.pascalpicq.fr Paléoanthropologue et Maître de conférences au Collège de France, spécialiste de l’évolution de l’Homme, des grands singes, des entreprises et des sociétés.