Quelle est ma vérité ?
Publié le 6 Février 2019
Kaizen
n° 42 - janvier-février 2019
Gilles Farcet, écrivain
Rubrique : écologie intérieure
Il est beaucoup question de « fake-news » et autres « vérités alternatives » ces derniers temps. Et si nous interrogions nous-mêmes notre relation à « la » vérité ? Un examen même rapide - pourvu qu’il soit lucide - nous amène à constater que nous entretenons, chacun, un rapport souvent trouble à « la » vérité.
Notre histoire et celle de notre relation aux autres, nous la réécrivons plus ou moins, en fonction de nos partis pris émotionnels, la plupart du temps non conscients. Ce que nous appelons « l’Histoire » n’est pas neutre, mais racontée selon les points de vue des historiens et leur idéologie.
L’histoire de la colonisation, pour prendre un exemple devenu évident, ne se décline pas de la même façon dans les livres d’hier et dans ceux d’aujourd’hui. De la glorieuse épopée civilisatrice de naguère à l’entreprise honteuse dont les gouvernants contemporains se repentent désormais, quel abîme ! A parti, pourtant des mêmes « faits »…
Ce regard appliqué à notre propre histoire a de quoi donner le vertige : il suffit d’écouter des parents parler de leurs enfants et vice versa, des ex-conjoints s’épancher l’un sur l’autre pour mesurer à quel point chacun, ainsi que l’affirmait Swami Prajnanpad, ne vit pas dans « le » monde, mais dans « son » monde.
A l’extrême, nous pouvons être les historiens révisionnistes de notre parcours, en toute sincérité, convaincus de détenir « la » vérité et incapables d’entendre celle de l’autre. Si bien que nous vivons dans une tour de Babel où la communication n’est souvent qu’apparence et, au final, dialogue de sourds, source de tensions, d’incompréhensions, donc de souffrance. Chacun cherche désespérément à être compris, mais peu à comprendre.
Souvenons-nous de l’extraordinaire prière attribuée à saint François d’Assise :
« Que je ne cherche pas tant à être consolé qu’à consoler,
à être compris qu’à comprendre,
à être aimé qu’à aimer ».
D’aucuns argueront qu’il y a au final autant de « vérités » que de versions de la vérité. C’est ce qu’on appelle le subjectivisme, réaction à une époque où « la » vérité, décidée par les pouvoirs politiques et religieux, était mise au service de la négation et de la domination de l’autre – époque d’ailleurs non révolue même si elle est, et c’est tant mieux, culturellement mise en cause.
Il se peut cependant que ce subjectivisme à tout crin soit à terme aussi dangereux que la prétention à détenir et imposer une vérité universelle. C’est alors le règne de l’ « individu » despotique au nom de « sa » vérité, sourd à celle des autres.
La démarche authentiquement spirituelle, par essence intime, nous invite à mettre en cause « notre » monde, à aller vers la vision de ce qui est, sans parti pris (l’absence de parti pris n’excluant pas l’évaluation). Voilà qui est à la fois incroyablement simple et difficile. D’autant qu’il ne s’agit pas de s’y atteler dans le général, mais dans le particulier : dans quelle mesure suis-je prêt à lâcher « ma » vision de « mon »histoire pour tenter de l’appréhender d’un point de vue « neutre » ? Cela suppose que je voie mes erreurs comme mes positionnements justes, mes aveuglements comme mes moments de lucidité….
Terrible exigence qui présume que l’on renonce à son masque… et seule issue pourtant si nous voulons réellement sortir de la prison du « moi » pour aller vers… la relation, tout simplement, la vraie relation, si rare participant toujours de l’amour.
Oui, nous sommes tous, parfois jusqu’à notre dernier souffle, des propagateurs de « fake news ». Emerger de cette condition est le fruit d’une décision suite à une prise de conscience et ne s’incarne que par un travail. Mais ça, c’est une autre « histoire »…
Présenté par Catherine Cuney et Martine Oehl