Vivre en amitié avec la nature

Publié le 3 Octobre 2018

KAIZEN

N°39 JUILLET 2018

Dossier la nature source de bien-être et de spiritualité

Quel regard portons-nous sur la nature ? Quelles sont ses limites et quels sont les nouveaux défis à relever pour mieux respecter l’environnement ? Philosophe,

interroge la société occidentale. Selon l’auteur de Philosophie de la Nature, l’écologie et la libération de l’emprise de l’ego sont les clés indispensables pour se réconcilier avec la terre et nous-mêmes.

« Dis-moi comment tu vois la nature et je te dirai comment tu te comportes à son égard » est la première phrase de votre livre. Qu’en est-il, historiquement, du regard porté sur la nature en occident ?

L’antropologue Claude Lévi-Strauss l’a très bien résumé en soulignant qu’en Occident, l’idée de nature a été largement placée sous la domination. Cela remonte au christianisme, car déjà dans la Bible, disait, la nature est en dehors de Dieu : il y a une séparation entre la création et le créateur. La nature est donnée à l’homme afin qu’il la fasse prospérer, avec cette idée qu’il existe une déchéance de la nature. Celle-ci est donc finalement préparée à n’être rien qu’un objet, puisqu’elle n’est pas divine en un sens. Plus tard, s’est ajouté cette idée très célèbre de René Descartes que l’on retrouve dans Discours de la méthode (1637), selon laquelle l’homme devient maître et possesseur de la nature. Si le philosophe anglais Francis Bacon (XVIe siècle) disait la même chose, Descartes et Galilée ont entrepris la géométrisation et la mécanisation de la nature. Cela a eu des conséquences immenses sur le statut de l’animal par exemple. Descartes parle notamment de l’animal-machine, car pour lui les bêtes n’ont pas d’âme, seul l’homme dispose d’une âme pensante.

Cette vision a contribué à nous couper de la nature…

Oui, tout à fait, une grande coupure s’est instaurée à cette période et on le voit aussi chez Blaise-Pascal. Celui-ci parlait des deux infinis, il disait : « l’univers infini m’effraie » ; entre l’infiniment petit qui nous échappe et l’infiniment grand qui nous dépasse, l’homme est au milieu, un peu égaré sur une petite planète. Selon lui, la nature n’a pas conscience d’elle-même. L’arbre, par exemple, existe, mais ne pense pas ; il ne peut pas se représenter lui-même. Il y a donc eu une forme de coupure ontologique très forte entre la conscience de l’homme et l’existence de la nature. C’est une vision très occidentale, qui n’a pas de sens dans les autres civilisations. En Amérique du Sud, chez les Amérindiens par exemple, cette idée de séparation avec la nature n’existe pas : on fait partie de la nature, elle est une mère et on n’éventre pas sa mère. Il y a une révérence forte à l’égard de la nature parce qu’on en fait partie.

Quelles ont été les conséquences de cette séparation ?

En désacralisant la vie, on a perdu sa dimension spirituelle. Celle-ci n’est pas seulement notre intériorité la plus profonde, c’est celle de l’univers tout entier, car il y a de la conscience dans tout ce qui existe. Seulement, quand on ignore qu’elle est là, on prend le monde comme un simple théâtre d’objets, utilisés ou non, et on ne respecte rien ; on s’est ainsi privés de la dimension spirituelle qui est au sein même de la nature, de l’intelligence de la nature. Notre lien fondamental est notre unité avec elle, car, en réalité, il n’y a pas de séparation. L’idée que l’homme est coupé d’un autre homme ou de la nature n’a aucun sens. Il a fallu que l’on conceptualise beaucoup pour imaginer une séparation qui n’existe pas. La tentative de la science objective a réussi dans ce domaine-là. Elle a imaginé que la nature n’était qu’un objet, une grande horloge et des mécanismes, des matériaux, et qu’il y avait, de deux l’autre côté, l’être humain, pensant, et, entre les deux, un fossé. On n’aurait pas pu imaginer le développement de la technique en Occident sans cette idée de nature objectivée et exploitée.

La conscience écologique aujourd’hui peut-elle faire émerger une nouvelle prise de conscience sociétale ?

Je crois que c’est le cas. La conscience écologique nous rappelle que nous sommes tous liés et interdépendants et que tout ce que l’on peut faire sur la planète a des conséquences partout ailleurs. Les gens sont ainsi formé petit à petit à repense de façon globale, au lieu de penser à court terme et de façon analytique. L’écologie permet une rééducation de la pensée. C’est une manière de nous rééduquer à la conscience de l’unité. C’est un concept que l’on retrouve beaucoup dans la spiritualité, mais que l’écologie rejoint.

Notre philosophie est alimentée par la conscience égotique, centrée sur le moi. Elle correspond au fond au narcissisme du consommateur qui ne s’intéresse qu’à lui-même., dans son univers restreint, à l’opposé d’une conscience qui se sentirait liée à toute chose et aux autres. Dans la philosophie indienne, le sentiment d’unité est un état de conscience supérieur, situé au sommet de ce que l’homme est capable de réaliser. Imaginez que notre état de conscience ordinaire se développe et qu’il ne soit plus limité à notre petit ego : on ne voit plus alors la séparation entre moi et le monde, moi et la nature, pour vivre dans une conscience unifiée, plus élevée. L’intérêt de l’écologie sociale et solidaire aujourd’hui est de préparer le terrain d’une prise de conscience menant à l’unité. C’est une sorte de pédagogie globale. Cela reste encore au niveau du mental, mais c’est une ouverture. Quand vous dites aux gens qu’on n’est séparé de personne, ils le comprennent par l’écologie.

Pourquoi pensez-vous qu’il faudrait un changement de conscience globale de l’humanité ?

Parce que ce n’est plus un choix, c’est devenu un impératif. L’humanité doit changer sa relation à la nature. Car si elle n’est pas capable d’opérer cette mutation de conscience, son futur est compromis.

Peut-on parler d’intelligence de la nature ?

Oui, et aujourd’hui, on a beaucoup de moyens pour en parler. La nature comporte un ordre extrêmement rigoureux : il y a de l’ordre dans les cristaux, les plantes, dans tous les organismes. Il existe même un ordre dans l’esthétique du vivant, avec notamment le nombre d’or et la suite de Fibonacci. Les mathématiques sont omniprésentes dans l’univers et les anciens, comme les Grecs, l’avaient très bien compris. Cette intelligence, qui organise toute chose dedans la nature, a non seulement un ordre structure, mais aussi un développement cyclique. La graine se développe en tige, feuilles, puis involue à l’intérieur d’une autre graine via la fleur, et le cycle recommence. Le développement d’une chose n’est pas séparable des autres. On a d’ailleurs prouvé que les arbres communiquent entre eux. Et la nature cherche toujours la promotion de la vie. Quand l’homme dévaste un territoire avec des bombes, les plantes et les fleurs réapparaissent dans les décombres. L’autopromotion d e la vie se fait spontanément, c’est une forme d’intelligence immanente et créative.

Dans votre livre vous invitez vos lecteurs à « vivre en amitié avec la nature ». Qu’entendez-vous par là ?

L’amitié suppose une relation affective, sans possession ni agressivité. Plus cette relation est présente, plus on perd l’idée de séparation ; et si l’on regarde le monde de manière plus poétique, on lui rend déjà un peu de sa conscience au lieu de le regarder comme une chose qui nous appartient ou que l’on veut posséder. On est bien obligé à un moment de remettre en cause le statut égocentrique de notre existence.

La vision égocentrique de l’homme sur la nature serait donc à la source du problème ?

A l’origine de nos comportements se trouvent notre ego et nos croyances. Et si l’on veut remonter à la racine des croyances, il y a la mainmise du moi, et c’est là que toute l’aliénation commence en effet. Tout part de cette conscience égotique. Le philosophe indien Krishnamurti a très bien montré cette nature du moi qui tend à s’isoler et à se considérer à part, tout en se mettant en évidence ; lorsqu’on la comprend, on voit ses conséquences, mais ce qu’elle a de dramatique, c’est, à mon avis que l’on ne peut pas faire l’économie de conscience égotique. Dans le prolongement de la pensée de Krishnamurti, l’écrivain canadien Eckart Tolle a montré que l’on doit dépasser la structure de l’ego parce qu’il est dysfonctionnel par nature.

Comment se libérer de l’emprise de l’ego ?

Si l’on peut dire que l’ego fait partie de la nature et qu’il a été utile à notre évolution, dans un certain temps, pour nous protéger, il est aujourd’hui envahissant. On arrive à un point où l’ego a pris une telle place qu’il est de venu éminemment destructeur. Un mental égotique qui a les moyens techniques dont nous disposons est extrêmement dangereux, il est impulsif et insensible, il aime la séparation parce que cela lui donne un sentiment de puissance. C’est une illusion du mental. C’est pour cela qu’il est passionnant de comprendre comment il fonctionne pour toucher à la racine du problème. Lorsque l’ego est assoupli et qu’’l est devenu transparent, une conscience supérieure se développe, et l’affinité avec la nature devient spontanée. Elle a de soi ; on n’a même pas besoin de l’apprendre, c’est une question de sensibilité.

 

Proposé par Dominique Bart

 

Pour aller plus loin : http://www.philosophie-spiritualite.com/ 

*Fibonacci : le nombre d’or est une proportion géométrique environ égale à 1,6 et considérée depuis l’Antiquité comme particulièrement esthétique lorsqu’elle est présente dans la nature, l’architecture, la peinture ou encre la musique. La suite de Fibonacci est une suite d’entiers dans laquelle chaque terme est la somme des deux termes qui le précèdent.

Rédigé par UCY

Publié dans #Environnement-écologie

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