« Si je m'endors, me réveillerez vous ? »
Publié le 12 Juillet 2017
Sources n°38
Avril – mai – juin 2017
L’expérience de la haute montagne,
un état d’alerte intérieur
Entretien avec Lionel Daudet
Considéré comme l’un des meilleurs alpinistes en solitaire, Lionel Daudet, dit « Dod », est aussi écrivain et photographe. Autonome et exigeant, il gagne des sommets par des voies directes sans assistance technique ni mécanique. Un surdoué de l'odyssée verticale qui recherche l'aventure intérieure avant l'exploit sportif.
Propos recueillis par Nathalie Calmé
Qu’est-ce qui s’endort parfois en nous ? Qu’est-ce qui peut nous réveiller ?
C’est notre vie qui s’endort en nous… L’alpiniste, par le fait qu’il vit des aventures extrêmes, peut réveiller en lui ce sentiment d’être vivant. Il aime l’inconnu et lui fait confiance. Pour moi, l’aventure en montagne est une épreuve de vérité, une occasion de vivre un enracinement dans le réel.
Pourquoi la montagne permet-elle ce réveil ? Qu’a-t-elle de si singulier ?
La montagne est un miroir, un face-à-face avec soi. Il n’y a plus de tricherie. Quand je suis sur une paroi, suspendu dans l’immensité, les faux-semblants du monde s’écroulent et la réalité de la vie me saute au visage. Dans cet espace de silence et de solitude exacerbée, tous les cordons ombilicaux avec la civilisation sont coupés. Je me sens profondément connecté à la Nature. Je me recentre sur un essentiel et je prends conscience de ma petitesse. Il m’arrive parfois de ressentir une joie qui me dépasse. Ce qui s’endort en nous, au fil des années, c’est aussi cette capacité d’émerveillement, de rêve, d’innocence de l’enfant, comme une rouille qui attaque le fer.
Vous écrivez : « Après avoir vécu dans le froid et la glace, dans un univers minéral, la simple vue d'un brin d'herbe peut me faire pleurer... »
Oui... je crois que la haute montagne, qui est un monde de beauté absolue, permet de retrouver ces sentiments d'émerveillement et de vivre une expérience sublime. Parfois, je ne savais plus si je ressentais la joie ou si j'étais la joie. Je me sentais envahi par des flots de lumière.. L'unité de la vie devenait certitude. L'illusion de la dualité était balayée d'un revers de la main !
« La montagne, dites-vous, m'a amené à vivre des états proches de ceux que je peux lire dans des récits mystiques chrétiens, de musulmans soufis ou de bouddhistes zen »...
Certains nomment cette expérience « Dieu », mais je préfère parler d'une source qui déverse de la lumière, de la sérénité, de la joie. La montagne m'offre de vivre de profondes méditations. Ma pensée se tait car je suis extrêmement concentré sur quelques mètres carrés de rocher, qui deviennent mon monde, et même ma survie. Je me sens alors très fragile.
En montagne, le temps, tel que nous le connaissons n'existe plus. La vie se résume à des actes très simples : atteindre le sommet, manger, boire, dormir. Le temps se vit au présent. La montagne met en évidence notre dimension verticale.
Vous sentez-vous moins heureux, moins vivant, lorsque vous êtes hors de la montagne ?
Non, car pour moi il n'y a pas de différence entre le fait de vivre ces expériences et de me retrouver en société, avec les autres. Quand je suis en ville, j'y suis avec un regard un peu décalé, qui me maintient dans ce qui est à mes yeux, le noyau inoxydable de la vie, dans sa valeur fondamentale... Il est important de ne pas demeurer dans la nostalgie de ces accomplissements, qui nous ont transportés vers des moments de grâce. La montagne m'a appris l'inverse, à savoir cueillir l'instant présent.
En 2016, de juin à septembre vous avez séjourné au Groenland avec la navigatrice Isabelle Autissier, à bord d'un voilier capable de naviguer dans les glaces arctiques, dans le cadre de missions sportive, environnementale et scientifique. Vous avez escaladé de hautes falaises les « big walls », cela a-t-il été une occasion de nouveaux éveils ?
Bien sûr ! Aller dans les territoires comme le sud-ouest du Groenland, c'est explorer une nature primaire que l'homme a peu ou pas touchée. Le site de Torssukatak, avec ses murs verticaux et lisses, est un objectif de premier ordre pour un alpiniste. Gravir les big walls, hauts en dénivelé, comptent parmi les plus intéressantes expéditions sur la planète, à l'instar des sommets himalayens..
Qu'est-ce- qui vous remotivait lorsque vous aviez des baisses de régimes ?
Outre l'aspect sportif , cette expédition avait un caractère nouveau. Je m'étais associé avec des botanistes qui pratiquent l'écologie verticale, ils inventorient les plantes qui poussent sur les parois. Cela a ravivé mon regard sur les parois, car je ne me souciais pas vraiment de leur flore. Dans les moments de doute ou de fatigue, c'est la beauté des paysages qui me nourrit et j'ai le sentiment de vivre un grand privilège. Par exemple lorsqu'au sommet d'une montagne je vois des icebergs à l'horizon dont je ne sais pas s'ils sont dans le ciel ou dans la mer...
Si vous arrêtiez l'alpinisme, risqueriez-vous de vous endormir intérieurement ?
Non, arrêter l'alpinisme ne serait ni une douleur ni une déchirure, car, je ne suis plus un boulimique de montagne. Au cours de mes expéditions, j'ai le sentiment d'avoir atteint un « sommet intérieur » qui est comme un phare qui clignote dans la vie de tous les jours. De nombreuses autres activités me passionnent, comme la lecture, la musique, les arts, bricoler le moteur d'une voiture, construire une maison... J'ai une curiosité permanente et une soif de connaissance. A travers l'apprentissage, physique ou intellectuel, j'éprouve une gratification, une satisfaction, une allégresse. Je suis encore actuellement un alpiniste qui écrit, mais dans cinq ans je serai peut-être un écrivain qui fait de la montagne.
Proposé par Monique Guillin
Pour aller plus loin : Livres de Lionel Daudet
- La montagne intérieure, Éditions Grasset, 2004
- Versant océan. L'île du bout du monde (avec Isabelle Autissier), Ed. Grasset 2008