Occident et Orient peuvent-ils se rencontrer ?
Publié le 8 Mars 2017
Les carnets du yoga
N° 351 - novembre 2016
Aurélie Choné Interviewée par Christiane Humbert
Christiane Humbert : Vous venez de publier « Pour une géocritique des récits de voyageurs germanophones (1880-1930) ». Qui êtes-vous ? Où intervenez-vous ?
Aurélie Choné : Je suis Maître de conférences en études germaniques à l'Université de Strasbourg. J'ai eu la chance de voyager en Inde et de visiter des lieux qui ont fasciné les voyageurs que j'ai étudiés. A commencer par Varanasi (Bénarès) en 2009, à l'occasion d'un colloque à la "Banaras Hindu University" sur les images de l'Inde dans la littérature allemande. Le Gange, les Ghats... cela a été une expérience très forte. J'ai aussi fait un séjour à Adyar (près de Chennai), au siège de la Société théosophique, où se trouve l'une des plus impressionnantes bibliothèques sur le monde indien. Je travaille depuis longtemps sur la thématique des relations entre Inde et Europe.
Parallèlement, je donne régulièrement des conférences à l’École Alsacienne de Yoga, au Centre Européen d’Études Jungiennes... A titre personnel, je pratique le yoga depuis de nombreuses années.
C.H. : Pourquoi avez-vous choisi d'étudier précisément les voyageurs germanophones ?
Aurélie Choné : Il se trouve que je suis germaniste ! De fait, il existe une longue tradition qui relie l'Allemagne et l'Inde. Les Romantiques allemands ont été fascinés par l'Inde. Ils considéraient l'aryavartha (en sanskrit « demeure des Aryens ») comme le « berceau de l'humanité », le lieu de la pureté originelle et de la poésie, à l'opposé du matérialisme occidental et du rationalisme de l'Aufklärung.
C.H. : Votre livre est une mine d'informations sur l'Inde. Il répondrait à l'une des questions que se posait Jean Varenne : comment le yoga est venu en Occident ?
Aurélie Choné : Mon livre analyse la « géographie imaginée » de l'Orient indien telle que les récits de voyageurs germanophones la restituent entre 1880 et 1930. Il parle de l'influence de ces récits sur notre imaginaire occidental ; il montre qu'il y a eu très tôt des chemins entre l'Inde et l'Occident. Il y est aussi question de la colonisation, d'autres aspects plus politiques et sociaux pour comprendre le contexte dans lequel l'Inde est venue à nous.
Je suis d'abord partie des textes, d'une quarantaine de récits de voyage en Inde et à Ceylan. Certains auteurs sont très connus, comme Hermann Hesse, Stefan Zweig ou Hermann Keyserling ; d'autres beaucoup moins, voire inconnus. Ceylan les a surtout fascinés pour ses paysages, l'Inde pour la diversité de ses habitants et la richesse de sa culture.
Le yoga est très présent dans le livre, à travers l'Inde sacrée surtout. Celle à laquelle aspirent tant de voyageurs en visitant les temples, en grimpant dans l'Himalaya, en contemplant le Gange...
L'analyse de l'espace imaginaire à travers la géographie révèle le rôle central de Bénarès comme symbole du Soi... La topographie sacrée des temples représente le miroir d'une initiation intérieure... L’Inde sacrée représente cet espace intérieur dans notre imaginaire, mais aussi dans le vécu des voyageurs qui sont devenus de véritables « pèlerins de l'Orient ». Ils ont été les premiers à vouloir aller sur place pour vraiment rencontrer des maîtres, pour être initiés. Avant, la connaissance du yoga était théorique. A partir de la fin du XIXème siècle, elle devient plus pratique. Certains voyageurs vont dans des ashrams, pratiquent la méditation, le prânâyâma, des postures mais ce n'est pas le plus important.
CH : Comment est-on passé d'une quête spirituelle à cette vague de yoga très postural ?
Aurélie Choné : Les postures, pour moi, ne sont qu'un aspect du yoga et à l'époque ce n'était pas l'aspect le plus prisé. Le Hatha yoga était même souvent considéré comme dangereux. Le psychologue C. G. Jung mettait en garde les Occidentaux contre de telles pratiques inadaptées, selon lui, à leur corps raide et leur intellect trop développé. Ce qui a attiré ces premiers voyageurs, c'était un état d'esprit, une quête spirituelle de transcendance, de divin.
CH : Pensez-vous que l'Occident et l'Orient peuvent se rencontrer ?
Aurélie Choné : Certains disent qu'actuellement il y a presque une inversion entre Orient et Occident, et que l'Inde s'occidentalise, devient de plus en plus matérialiste, alors qu'en Occident, on se rend compte que finalement, le bonheur ce n'est pas ça. On aspire à autre chose. Et le yoga qui était traditionnellement réservé aux hommes en Inde est aujourd'hui surtout pratiqué par des femmes en Occident.
CH : Vous parlez aussi de Tagore.
Aurélie Choné : Oui, trois lieux de renouveau spirituel ont beaucoup attiré les occidentaux. Le siège de la société théosophique à Adyar (Tamil Nadu), qui jouissait de l'aura de H.P. Blavatsky et d'Annie Bessant, l'ashram de Sabarmati (près d'Ahmedabad) créé par Gandhi, et l'ashram de Santiniketan (dans le Bengale occidental) fondé par le père de Tagore. L'ashram fondé par Aurobindo à Pondichéry, dirigé par Mira Alfassa, française appelée « la Mère » a moins attiré les voyageurs germanophones.
Rabindranath Tagore est né à Calcutta dans une famille aisée de brahmanes. Compositeur, écrivain, dramaturge, peintre, philosophe, maître spirituel et réformateur social, il a fasciné les intellectuels germanophones, intéressé beaucoup de Français comme Romain Rolland ou Maryse Choisy. Des voyageurs européens de toutes nationalités se rencontraient dans son ashram.
C.H. : Quel serait le message que vous aimeriez apporter au travers de votre livre aux yogis d'aujourd'hui ?
Aurélie Choné : Je pense qu'il est utile pour eux de connaître le contexte historique de la réception du yoga en Occident et d'avoir conscience que leur intérêt pour le yoga renvoie à un imaginaire culturel largement partagé en Europe.
Il est également intéressant de se rendre compte que les Indiens sont d'une certaine façon revenus à cette tradition très ancienne suite à l'intérêt et aux études de certains Occidentaux.
La relation maître-élève telle qu'elle est pratiquée en Inde est difficile à comprendre pour un Occidental. Ce qui compte, me semble-t-il, c'est d'être authentique avec sa propre quête. Si notre cœur était plein d'une ardente et authentique soif de Dieu, nous le trouverions certainement – nous dit Mâ Ananda Moyî, l'une des plus grandes figures spirituelles du XXème siécle.
La multiplication des chemins spirituels est riche, mais elle nous renvoie aussi à nous-même, à notre propre cheminement et exige de nous une grande capacité de discernement. Utilise-t-on ces pratiques pour se construire contre une tradition (religion chrétienne, cadre culturel, autorité parentale, etc.) à laquelle on n'adhère plus, ou pour s'enrichir et retrouver l'unité perdue entre le corps et l'esprit ?
Proposé par Monique Guillin
Pour aller plus loin :
Aurélie Choné a publié un premier livre en 2009 sur trois grandes figures de médiateur : Rudolf Steiner, Carl Gustav Jung, Hermann Hesse, « Passeurs entre Orient et Occident » (Presses Universitaires de Strasbourg). Seuls, Jung et Hesse se sont rendus en Inde ou à Ceylan, mais tous trois ont profondément influencé nos vies jusqu'à aujourd'hui en proposant un véritable yoga pour les occidentaux.