La terre, l’âme, la société : les trois dimensions de l’écologie hindoue
Publié le 27 Août 2015
Revue ULTREÎA
Hiver 2014 - N° 2
Chantre de l’écologie profonde, Satish Kumar décèle dans la Bhâgavad-Gîta une trinité faisant singulièrement écho à ses convictions profondes : écologie, spiritualité et humanité y sont effectivement proposées comme piliers indissociables d’une vie féconde et apaisée sur notre planète Terre.
Satish Kumar
Est né en 1936, embrasse la vie monastique jaïn dès l’âge de neuf ans. Mais dix ans plus tard, entendant parler de Gandhi, il rompt ses vœux pour s’engager dans l’action sociale. Il réalise alors un “pèlerinage pour la paix” qui le mènera de Bangalore à Moscou, Paris, Londres, Washington DC, à pied et sans un sou en poche. Il vit en Angleterre depuis 1973. Militant pour la paix et la protection de l’environnement, auteur de plusieurs ouvrages sur ces thématiques, il est actuellement rédacteur en chef du magazine Resurgence & Ecologist.
D’après l’article de Satish Kumar
Les grands mouvements de pensée et les philosophies pérennes ont souvent condensé leurs principaux messages en les articulant sous la forme d’une trinité.
Celle de la religion hindoue est constituée de Brahmâ, Vishnou et Shiva, les principes de création, de continuité et de destruction. Celle qui prévaut dans le christianisme est, elle, composée du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Les Grecs, quant à eux, mettaient l’accent sur la vérité, la bonté et la beauté.
La Constitution américaine fait référence à la vie, à la liberté et à la recherche du bonheur, tandis que la Révolution française a mis en avant la liberté, l’égalité et la fraternité. À notre époque, le courant spirituel New Age s’est concentré sur les concepts de l’âme, du corps et de l’esprit.
Ces différentes trinités ont du sens et sont pertinentes dans le contexte qui leur est propre, mais aucune d’entre elles n’adopte une approche holistique et écologique du monde. Elles peuvent revêtir un aspect social ou spirituel, mais ne mettent pas assez l’accent sur le lien entre l’homme et la nature.
Toutefois, il existe un texte hindou, la Bhâgavad-Gîta, évoquant une trinité qui, selon moi, est holistique et englobe l’écologie, la spiritualité et l’humanité. En sanskrit, cette trinité est formée de yajna, tapas et dana.
Yajna fait référence à la relation entre l’homme et la nature,
tapas à celle entre l’homme et les divinités,
et dana à la relation qui existe entre les hommes.
J’ai traduit ces trois concepts par “terre”, “âme” et “société”.
écologie de la terre
Le premier concept est celui de “terre”, qui représente la nature et soutient tout l’univers. Tout vient de la terre et retourne à la terre.
La nourriture qui rend la vie possible vient de la terre. L’eau, qui contribue à la vie, est contenue dans la terre, tout comme le feu. Le soleil, la lune et les étoiles ont tous un lien avec la terre. Si nous prenons soin d’elle, la terre prendra soin de nous tous. Elle crée des liens et des interconnexions entre tous les hommes. L’humanité, comme le reste des êtres vivants, dépend de la terre.
Malheureusement, l’espèce humaine se considère supérieure à toutes les autres. Cette vision du monde pleine d’arrogance a signé la fin d’une relation fondée sur la réciprocité, le respect mutuel, la déférence et la spiritualité entre les hommes et le reste de la nature.
L’ère industrielle et technologique a instauré une guerre entre les hommes et la nature. Nous empoisonnons la terre. Nous traitons les animaux avec cruauté pour en tirer davantage de profit. Nous détruisons sans cesse les forêts pour augmenter la surface de terres arables. La pêche industrielle épuise les rivières et les océans et détruit leur équilibre naturel.
Nous n’avons pas bien conscience d’une chose : même si nous gagnons cette guerre, nous serons finalement dans le camp des perdants. C’est pourquoi nous devons comprendre que ce que nous lui faisons, nous le faisons à nous-mêmes. Nous vivons dans un monde interdépendant. Si la valeur que l’on accorde à la nature dépend uniquement de son utilité pour les hommes, on ne fait que de “l’écologie superficielle” ; mais si on reconnaît la valeur intrinsèque de la vie sous toutes ses formes, de la plus petite à la plus élevée, on fait de l’écologie profonde. Un brin d’herbe, un ver de terre, un insecte ou même un moustique ont le droit de vivre, tout comme les arbres, les rivières, les oiseaux et les poissons, indépendamment de leur utilité pour l’homme.
Tout comme nous avons reconnu les droits de l’homme,
l’écologie profonde exige que nous reconnaissions les droits de la nature.
La nature n’est pas un objet inerte, elle est vivante.
D’après le principe de yajna, (la terre) nous devons célébrer la beauté, l’abondance et la grandeur de la nature en remplaçant ce que nous y prélevons. Si nous coupons cinq arbres pour nous construire une maison, nous devons planter cinquante nouveaux arbres. Si, en cueillant du blé, du riz et des légumes, nous profitons des bienfaits offerts par la terre, nous devons reconstituer ses ressources en répandant du fumier et du compost. Nous devons aussi la laisser au repos après l’avoir cultivée pendant sept ans, et lui offrir ainsi une année sabbatique. C’est le sens même du terme yajna : remplacement, restauration, renouveau. Vinoba Bhave a écrit : “Si mille personnes se réunissent au même endroit pour la journée, cela va souiller le lieu, polluer l’atmosphère et donc nuire à l’environnement. Dans ce cas, nous devrions faire quelque chose pour dédommager la nature, pour lui permettre de retrouver son équilibre. C’est pour cela que le principe de yajna a été instauré. Yajna a pour objectif de rembourser, de redonner à la nature ce que nous lui avons pris… de réparer les préjudices que nous lui avons causés.”
En entrant en contact avec la nature, on développe un profond sentiment d’empathie et d’amour envers elle. Nous devons comprendre que l’harmonie est le principe fondateur de l’écologie. À chaque fois que celle-ci est rompue, apparaissent des discordes et des conflits. Notre responsabilité en tant qu’êtres humains est de la restaurer et de la maintenir.
écologie de l'âme
la Bhâgavad-gîta nous encourage à vivre en harmonie avec le monde naturel et avec la terre, mais aussi avec nous-même et avec notre âme.
En étant en guerre contre la nature, nous le sommes également contre nous-même. Nous devons faire la paix avec nous-même pour pouvoir la faire avec la terre. Et pour cela, nous avons besoin de prendre conscience de notre vraie nature. Les philosophes hindous avaient coutume de dire : “Aham Brahmasmi”, ce qui se traduit par “je suis Brahman – la pure conscience”.
En sanskrit, atman désigne l’âme d’une personne ou l’être intime. Quant au terme paramatman, il signifie l’âme universelle, l’être ultime ou Dieu. Pour atteindre cet état d’illumination, l’homme doit apprendre à se connaître, à servir de façon désintéressée et dépasser son ego pour parvenir à cette compréhension : “Je suis une partie d’un tout. Je suis un organe du corps planétaire, je suis un membre de la communauté terrestre.”
Souvent, nous sommes entravés par les identités étriquées qui sont définies par notre nationalité, notre religion, notre classe sociale, notre sexe et par d’autres constructions mentales, sources de division. Nous devenons prisonniers de l’idée que le “je” est séparé du “nous” et que ce qui est mien n’appartient pas aux autres.
Le mot grec à l’origine de termes tels que “écologie” et “économie” est sublime : c’est oikos, transcrit en français par “éco”, et qui veut dire “le foyer”. Les philosophes grecs, dans leur sagesse, ne considéraient pas que le foyer est uniquement l’endroit où l’on vit physiquement. Notre maison, c’est la planète entière, où 8,7 millions d’espèces cohabitent comme si elles faisaient partie d’un même foyer et d’une même famille au sein de laquelle tous les membres ont des liens de parenté.
Notre âme est affamée lorsqu’elle se trouve isolée des autres. En prenant conscience que nous sommes un microcosme au sein d’un macrocosme, nous touchons du doigt l’esprit divin ; affranchis de nos identités étriquées, nous sommes libérés de la tristesse et de la séparation, délivrés de la peur et de la division.
Voilà pourquoi la Gîta nous enseigne que les soins apportés à la terre vont de pair avec les soins consacrés à notre âme. Il faut préserver les deux à la fois.
Les soins apportés à l’âme, ce que la Gîta appelle tapas, consistent à prendre du temps pour méditer, cultiver la pureté intérieure et la spiritualité et vivre une vie d’une élégante simplicité. Gandhi a ainsi déclaré : “Sois le changement que tu veux voir dans le monde.” Il pensait que la théorie et la pratique, tout comme les mots et l’action, doivent être intimement liés.
Les mots n’ont de poids que s’ils s’incarnent, c’est pourquoi il consacrait tous les jours du temps à la prière, à la méditation, à la solitude, à l’étude, au jardinage, à la cuisine et au filage. En effet, il considérait que ces activités étaient tout aussi essentielles que les négociations avec les dirigeants britanniques présents en Inde, l’organisation de la campagne pour l’indépendance ou la lutte pour l’abolition de l’intouchabilité. En cela, le mahatma Gandhi était le parfait exemple de la relation étroite qui existe entre les soins apportés au monde extérieur et ceux consacrés à son monde intérieur.
Nous devons cultiver la compassion, rechercher la vérité,
apprécier la beauté et œuvrer pour notre accomplissement personnel.
C’est ainsi que nous parviendrons à lier l’écologie extérieure à l’écologie intérieure.
écologie de la société
se préoccuper de la terre et de l'âme doit être étendu à la société
En dépit d’une croissance sans précédent dans les domaines économique, scientifique et technologique ainsi que dans le commerce mondial, près de la moitié de l’humanité reste affamée, sans abri et laissée pour compte. La plupart des économistes et des politiciens ont pour objectif d’industrialiser le monde, d’instaurer la mondialisation économique et de laisser l’économie de marché résoudre le problème du sous-développement.
En dépit de soixante-dix ans d’efforts soutenus pour industrialiser la planète, la souffrance des populations des pays soi-disant sous-développés n’a cessé d’augmenter. Les gouvernements, les industriels et les chefs d’entreprise sacrifient les cultures et les traditions locales et détruisent le capital naturel de leur pays pour suivre la voie du matérialisme moderne, la majorité des citoyens vivent encore en dessous du seuil de pauvreté. Quant aux régions où le niveau de vie a augmenté, le bien-être général, le sentiment de bonheur, la cohésion sociale et la satisfaction au travail restent encore un rêve lointain.
C’est pourquoi nous avons besoin d’un mouvement social fort pour établir la justice, l’égalité et la liberté, un mouvement qui tende vers le bien-être commun. Le progrès social et les stratégies politiques n’y parviendront pas à eux seuls. Nous ne pourrons accéder à cet état de fait que grâce à un éveil spirituel, à une prise de conscience de la nécessité de s’entraider et à un esprit de service désintéressé.
C’est ce que la Gîta appelle dana, qui regroupe les notions de partage, de générosité, de capacité à donner avant de prendre et de dépassement de ses propres intérêts.
Dans une culture où l’intérêt personnel est élevé au rang de valeur suprême, on pourrait se demander en toute logique : pourquoi devrait-on le laisser de côté ? La Gîta répond, comme l’a souligné Vinoba Bhave : “Parce que nous sommes déjà énormément redevables à la société. À la naissance, nous étions complètement faibles et sans défense. Puisque la société nous a protégés et élevés, nous devons nous mettre à son service.”
Nous avons hérité de monuments magnifiques, nous avons la chance d’avoir accès à une grande variété d’œuvres de littérature, de poésie, de musique et de peinture ; nous profitons des enseignements de grands penseurs et de maîtres, nous bénéficions des lumières et des découvertes de la philosophie, de la science et de la technologie.
La liste de tout ce qui nous a été offert et légué par nos ancêtres et par le reste de l’humanité est infinie. Nous leur sommes redevables. À présent, c’est à nous de contribuer à cette culture et à cette civilisation et de nous assurer qu’aucun enfant dans le monde ne manque de nourriture, qu’aucun malade ne soit privé de soins et qu’aucun pays ou communauté ne subisse la guerre, l’exploitation ou la torture. Nous n’atteindrons peut-être pas demain ces objectifs, mais nous devons dès aujourd’hui engager des efforts pour le bien-être de tous en dépassant nos propres intérêts et en nous efforçant de prendre en compte les préoccupations collectives.
Néanmoins, il n’est jamais facile de travailler pour le bien commun. Il existe dans la société des rapports d’intérêt bien ancrés qui nous empêchent d’agir pour le bien de tous et nous poussent à ne considérer que nos avantages personnels. Le plus fort exploite le plus faible, le riche maintient le pauvre dans la misère, les personnes avides de pouvoir soumettent celles qui n’y ont pas accès. Dans une telle situation, la Gîta appelle à la lutte et à l’action.
Gandhi était l’un des plus fervents disciples des principes enseignés par la Gîta. Il pratiquait la non-violence, la vérité et la compassion tout en luttant contre la colonisation et pour la liberté.
Martin Luther King, Nelson Mandela, Václav Havel, Mère Teresa et Wangari Muta Maathai sont des incarnations de la mise en pratique de l’esprit de la Gîta : ils ont offert leur vie dans l’esprit du dana pour le bien-être de tous. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux à propos d’écologie sociale et de lutte pour un nouvel ordre moral basé sur la dignité humaine.
Ainsi, la voie de la Gîta est-elle celle du guerrier spirituel, un guerrier de la paix et de l’écologie que la Gîta appelle Karma yogi : quelqu’un qui lutte en permanence pour l’élévation et le bien-être des hommes démunis et dépossédés, et qui agit sans attendre de contrepartie personnelle. La Gîta enseigne que tout comme l’arbre qui ne mange pas ses fruits et la rivière qui ne boit pas son eau, le Karma yogi ne doit pas chercher à tirer profit de ses actions. Il doit au contraire agir pour le bénéfice des autres : c’est le concept même de dana.
La trinité de la Bhâgavad-Gîta est comme les trois pieds d’un tabouret :
à travers yajna on restaure la terre, à travers tapas, son âme, et à travers dana, la société.
Mais ces trois aspects ne s’excluent pas mutuellement. Nous devons tous nous efforcer d’agir dans ces trois domaines à la fois. Notre mission est de mener une vie spirituelle consacrée à la protection de la terre, à l’élévation de l’âme et à la restauration de la justice sociale. La trinité ancestrale de la Gîta est donc plus actuelle que jamais.
exergues
Le grand défi de l’humanité au XXIe siècle est de trouver l’humilité nécessaire pour surmonter la dualité que nous avons instaurée avec la nature.
L’écologie profonde, respectueuse et spirituelle, implique une relation de l’homme avec la nature fondée sur la prise de conscience des principes de non-violence et de respect de la vie.
La nature est divine, sainte, sacrée et abondante. Toutes les espèces sont nourries à travers l’acte sacrificiel de “la vie qui préserve la vie”.
En prenant conscience que nous sommes un microcosme au sein d’un macrocosme, nous touchons du doigt l’esprit divin ; nous sommes libérés de la tristesse et de la séparation.
Nous devons cultiver la compassion, rechercher la vérité, apprécier la beauté et œuvrer pour notre accomplissement personnel. C’est ainsi que nous parviendrons à lier l’écologie extérieure à l’écologie intérieure.
La Gîta enseigne que tout comme l’arbre qui ne mange pas ses fruits et la rivière qui ne boit pas son eau, le Karma yogi ne doit pas chercher à tirer profit de ses actions.
Pour aller plus loin :
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proposé par Dominique Bart